Comment dit-on footwork en Français ? Existe t-il une traduction possible du juke en Français ? Des questions qui ne seront jamais abordées dans le Droit De Savoir et qui pourtant nous taraudent depuis des lustres. Donc à l’occasion de la sortie de Da Movelt Posse 6 – compil juke, Jersey, ghetto house (…) initiée par Moveltraxx – nous nous sommes penchés sur la question en compagnie d’un témoin et acteurs privilégié du genre, le patron du label Moveltraxx : Big Dope P.
Question sommes-toutes simple pour commencer : Moveltraxx c’est qui c’est quoi ?
Pour mieux comprendre, on va reprendre à mes débuts, quand je faisais du beatmaking rap U.S, j’ai baigné là dedans. Rapidement j’ai pris une claque avec Paul Johnson ou Van Helden, des trucs assez house et je me suis senti tout de suite excité par le genre. Donc on a monté le label à ce moment là, pour faire converger ces deux univers. À savoir qu’à l’époque j’étais mineur donc Jera (la cofondatrice, ndlr) m’a aidé à établir la structure. Donc l’idée depuis le début, c’est de réunir les cultures hip hop et électroniques, tisser toutes sortes de pont. Au final, tout ce qui est purement hip hop ou purement house m’intéresse moins donc on s’est très vite rapprochés de tout ce qui est ghetto house, footwork ou Jersey club parce que ce sont ces genres qui aujourd’hui réunissent ces deux univers. Même le kuduro. Pas le kuduro de M6, on s’entend bien, le vrai kuduro qui est une musique toujours aussi passionnante. Il nous arrive de nous en éloigner quelques fois mais la ligne directrice est vraiment là. Donc le label a vraiment été actif vers 2009 où on a commencé vraiment à sortir des artistes avec du digital et du physique.
Et depuis ce temps vous avez une esthétique hyper précise. Comment elle s’insère cette esthétique dans le paysage Français ?
Honnêtement, je m’en bats les couilles. Je suis dans un état d’esprit où j’ai fait une croix dessus, je vais pas te mentir. Je vais t’expliquer pourquoi, lorsqu’on a commencé, j’étais associé à des mecs assez mal vus par toute la scène, donc dès le début, on n’a pas été très copains avec tout le monde en France. Par contre, très rapidement, on a ressenti un vrai engouement partout dans le monde, et c’est ce qui est paradoxal, j’ai dû faire trois tournées à l’étranger avant de jouer au Social Club pour la première fois. Donc je ne me plains pas, c’est génial mais j’ai pas joué à Paris depuis un moment tandis que tous les week-ends je suis à l’étranger. Donc on s’insère pas tellement ici parce qu’on est blacklistés depuis le début et c’est dommage, j’aimerais construire des choses ici. Mais tu retrouves les même problématiques partout, Rashad par exemple, il joue jamais à Chicago. Il tourne partout dans le monde mais la seule fois où il jour à Chicago c’est pour le Pitchfork Festival. Autrement personne ne veut de lui sur place. C’est paradoxal. Et moi ça manque de ne pas pouvoir m’exprimer correctement ici. Je voudrais amener quelque chose, il y a de la place pour ça. Après, j’ai pas l’impression que la musique diffusée à Paris soit en adéquation avec les Parisiens. Tu regardes le public en club, souvent, tu lui parles de musique, celle qui passe, il s’en fout, il vient même pas pour la musique. Donc pour répondre à ta question, Paris je trouve ça dommage qu’on ne s’y insère pas mais comme je suis toutes les semaines à l’étranger, j’ai plus le temps de chialer.
Donc tu penses qu’il y a une place pour cette musique là à Paris mais que le souci pour Moveltraxx est que vous avez été blacklistés ?
Non, parce qu’ils y a d’autres personnes à qui ont ne laisse pas leur place et qui ne sont pas spécialement blacklistées. Pourtant, oui, il y a une place pour cette musique mais l’erreur c’est de vouloir importer quelque chose directement. Les producteurs de juke ou de footwork produisent cette musique à cause d’un contexte bien précis là bas et ça ne s’importe pas ici. Musicalement, c’est quelque chose qui découle de leur références à eux, ça a une toute une Histoire qui n’est pas la notre. Nous, en France on a toute une culture de la musique électronique qui est complètement différente de celle de Chicago. Donc si tu veux imposer cette musique ici, il faut mêler cette musique avec nos trucs à nous. Tous ceux qui adorent la juke ou le footwork aujourd’hui, ce sont les même que ceux qui crachaient sur les Dance Mania et compagnies à l’époque tandis que la juke découle de ça directement. Après il faut savoir remettre les choses dans notre contexte, on n’a pas eu de Dance Mania ici mais on a eu la French Touch, des choses construites sur des boucles de funk. Donc si tu veux replacer la juke dans un contexte de rue, ici, à l’époque on a eu des choses construites sur de la funk, pour nous c’est par là qu’il faut aller. Donc la première erreur c’est de vouloir faire un copié-collé de la musique de Chicago. L’important pour se faire accepter ici, c’est déjà de proposer quelque chose de frais, avec une vraie personnalité et en adéquation avec notre Histoire pour stimuler un peu le public d’ici. Et puis moi je vais là où est le hip hop et j’ai le sentiment que le hip hop est plus dans le rap. Donc peut-être qu’un renouveau du hip hop pourrait être le salut de tout ça.
Du coup, j’ai une question en trois questions pour toi : est-ce qu’il y a un son Français de la juke ? Est-ce que tu essayes de créer un son Français de la juke ? Et si oui, est-ce que c’est parce que tu portes le son Français que l’on fait appel à toi à l’étranger ?
Clairement. Mais dans un premier temps je dirais que j’ai pas essayé de faire une juke à la Française, j’en ai fait une qui me ressemble et comme je suis un gamin de la French Touch, fatalement, en faisant ma musique sincèrement, ça ressort. Après je dis pas que je détiens LA vérité mais j’aimerais que tout le monde ramène sa vérité. Il y a mille façons de faire du footwork, quand moi j’écoutais de la funk, d’autres mecs écoutaient sûrement d’autres trucs et pourraient s’en inspirer. Et puis pourquoi on m’appelle moi plutôt qu’un type qui copie Rashad ? Parce que Rashad il tourne tout le temps, n’importe qui peut l’avoir quand il le veut. Raison de plus pour pratiquer un footwork avec une propre personnalité, de proposer quelque chose. Et pour l’instant moi, ici, je vois que des clones et ça m’emmerde. Il y a même un truc que je trouve malsain ici, concernant la Baltimore club ou la Jersey et même le baile funk. Ce sont des genres qui font primer l’idée sur la technique et moi j’ai toujours été là dedans, je préfère un morceau mal produit avec des bêtes d’idées qu’un truc dénué d’idées avec un feu d’artifice de production. Et il y a un phénomène en Europe où on force trop sur l’emballage sans se soucier des idées. Et ça aussi c’est un problème ici, il faudrait tenter de capitaliser sur des idées avant de tout miser sur la production. Après, tu en trouves des mecs qui ont des idées, des producteurs comme Cashmere Cat, ils proposent quelque chose. Après pour répondre à ta question, ici il y a pas de scène. Tout le monde produit pour soi. Il y a des initiatives ici et là mais il y a pas l’envie de créer une dynamique de scène. Et puis Paris est trop divisée pour qu’en découle une scène. Tout le monde chie sur tout le monde, même entre potes, j’en ai tellement entendu que je pourrais écrire un bouquin là dessus (rires). Tout le monde est là pour enculer son prochain, c’est très très bizarre. C’est dommage mais c’est comme ça. J’essaye de travailler là dessus, de ramener du positif à ma petite echelle mais je suis loin d’être le King de Paname. Donc non, il n’y a pas de scène Parisienne.
Donc du coup, vu que ça n’est pas pour promouvoir une scène, quelle est l’idée quand tu sors une compil comme Da Movelt Possee ?
L’idée c’est très simple. Je vais te prendre un exemple concret. On va sortir un EP de Traxman puis on va sortir un EP de Canblaster. Dans le dernier cas, tout le monde va trouver ça génial et puis lorsqu’on va sortir le Traxman, personne ne va comprendre ou en vouloir. Parce que 160bpm ou autre. Donc on a sorti ces compils pour que tu prennes tout dans la gueule à la fois, c’est pour ça que tu vas retrouver sur un même titre un producteur d’électronique plus classique, on va dire, et un producteur type footwork. C’est la continuité de l’esprit du label, on promeut la ligne directrice et on montre tous les points communs que peuvent avoir des producteurs de genres différents puisque finalement pas si éloignés. On crée des ponts entre les genres finalement et on essaye de rendre ça cohérent. Et ça a marché. Je suis très fier d’avoir pu ouvrir l’esprit de certaines personnes.
Parce que le footwork c’est un genre qui a plus de quinze ans et qui n’explose que maintenant : RP Boo et Rashad signés sur des labels européens, des anglais comme Ital Tek ou Om Unit s’en imprègnent… Pourquoi ça a du succès aujourd’hui selon toi ?
Déjà on parle d’explosion mais il s’agit de partout sauf ici. Chronologiquement, quelques gros producteurs ont commencé à s’en emparer, essentiellement en Angleterre évidemment, ça a permis à un label comme Planet Mu de sortir la compil Bangs & Work – qui fût la première compil exclusivement de footwork – et eux ont fait péter le footwork aux U.K et ça a été vraiment le point de départ pour un intérêt plus grand. Et comme tout le monde s’intéresse à ce qu’il se passe en Grande Bretagne, ça s’est propagé. Concernant le Jersey club par contre, ça peut se diffuser plus facilement, on est sur des BPM plus tranquilles déjà, 135, donc tu peux intégrer un titre de Jersey dans un set house, ça passe. Mais comme tout le monde se cale sur ce qu’il se passe aux U.K, ça a permis au footwork de connaître une nouvelle ampleur ici et de susciter l’intérêt de tout le monde. Après il y a une autre explication possible, les mecs de Dance Mania par exemple, ont des soucis avec la justice donc ils n’ont jamais pu avoir d’autorisation de sortie du territoire. Et du coup, sans pouvoir tourner ils n’ont jamais pu vraiment défendre leur truc dans le monde. Tandis que que la génération des Rashad et compagnie, eux sont beaucoup plus sages et peuvent partir en tournée. Et ça aide beaucoup. Quand tu fais jouer Rashad dans des endroits comme la Fabric, ça lui génère un public de fou. C’est beaucoup grâce à planet Mu donc et c’est quelque chose que je regrette, j’aurais adoré faire ça dans mon pays.
C’est une question à laquelle tu as déjà donné un élément de réponse mais on va détailler. Il y a quelques temps RA faisait un focus sur la scène Parisienne. Il était question d’une renaissance de cette scène, c’était un film très court donc il y a eu beaucoup d’oubli. Mais toi c’est quoi ton sentiment vis à vis de tout ça ?
Déjà, je l’ai pas vu ce documentaire. En ce qui concerne l’idée de scène, comme je te l’ai dit, chacun est là pour prêcher son truc, donc concrètement, une scène, il n’y en a pas. Mais à l’étranger ils sont persuadés que si. Quand je fais une interview avec Fact ou autres, on me pose des questions type : “comment ça se passe la scène parisienne avec Ed Banger, Kitsuné et Clekclekboom ?” C’est tellement loin de la réalité. Je pense qu’il y a de la bonne musique qui sort de chez nous mais niveau unité… Après concernant le docu RA, je l’ai pas vu mais… Je trouve qu’il y a un vrai problème avec les médias en France, comme dans beaucoup d’endroits et je trouve qu’il y a beaucoup de copinages entre certains musiciens et certaines personnes bien placées. En plus je trouve qu’il y a un gros manque de culture chez beaucoup de journalistes. Et ça devient problématique, comment tu veux transmettre quelque chose correctement quand tu as des lacunes pareilles ? Et il y a peut-être un manque d’intégrité, je vois des journalistes bien placés en Angleterre, potes ou pas potes, tu fais de la merde, on parlera pas de ton truc. C’est bien normal que tu aies des amis, tu travailles dans des milieux communs mais il faut savoir conserver du recul. Bref, à partir de là, ça ne m’étonne que des mecs pensent qu’en France la musique électronique s’arrête aux portes du Rex Club ou de la Concrète. Après j’attends rien de Paris, je suis pas spécialement déçu. Evidemment, qu’il y a des choses intéressantes qui se produisent mais Paris n’est pas une ville de techno. C’est pas vrai. C’est déformer la réalité que de dire ça. Je crois qu’on assume pas spécialement ce qu’est Paris et qu’on veut s’inventer une ville de techno…
Da Movelt Posse 6 est sortie le 28 janvier chez Moveltraxx
Retrouvez Big Dope P dans le mix exclu qu’il a réalisé pour 90bpm :