"Shaking The Habitual", le 4ème album de The Knife porte son titre comme une seconde peau. Et il porte sa peau comme dans La Piel Que Habito : avec gêne et effroi. Le duo parmi les plus inrangeables et dérangés du pop game trouve encore le moyen de se réincarner en une bête toujours plus sauvage via ce 2xLP, véritable manifeste transgenre.
En bon révolutionnaire tranquille, au début du XXème siècle, Picasso est en pleine archéologie esthétique pour ses recherches sur les Demoiselles d'Avignon. Le but : trouver un langage esthétique universel via les codes d'Art primitifs d'ici et là (on raccourcit énormément pour simplifier). The Knife est dans sa période Demoiselles D'Avignon. Donc en dépit d'un amour pour la techno gravé dans leur roche, on ne s'étonnera pas de trouver du folklore chinois, du chiptune, du neo-primitivisme (déjà entamé chez Fever Ray) tribal à en invoquer un Dieu de l'orage ou du soundscape dévasté et post-apocalyptique (une piste de vingt minutes censée, selon eux, symboliser l'impossibilité de se réaliser dans une société de consommation). The Knife secoue ses habitudes comme deux dés entre ses mains pour trouver un nouveau numéro.
Voilà Shaking The Habitual, titre-citation de Michel Foucault dont les théories sur le structuralisme sont le ciment de cet album. Et à potasser des études sur le "genre" ou les théories queer, The Knife est parvenu à ses fins : un son transgenre. "We queered the sounds" entend-on souvent dans le peu d'entretiens donnés par le duo. Et lorsque ce n'est plus la carte de bibliothèque qui alimente cet album, c'est celle du parti qui prend le relais. S'ils disent avoir toujours été engagés politiquement dans chacune de leurs œuvres (ha bon ? Heartbeats est socialiste ? Silent Shout une ode à la Lutte Ouvrière ?) la vraie manif commence ici. Derrière cette pochette qui aurait pu cacher un LP des Dead Kennedy's, il y a deux CDs de diatribes contre la famille nucléaire, les nations, unions économiques ou tout autres institutions vectrices et gardiennes d'inégalité, d'injustice et d'exclusion. D'où cette ambition "d'expérience collective" (selon leurs dires), de rassemblement et le retour à cette idée d'universel dans l'esthétique.
Dans cette volonté d'emprunter de nouvelles voies, The Knife aurait pu se perdre mais c'est l'auditeur qui en sort déboussolé. Une expérience totale au sein du weird, du freak, de l'inconfortable, du torturé et de l'angoissant, écho de la société telle qu'ils la perçoivent. Et si les yeux de l'amour légitimisent peut-être chez nous le moindre pet de lapin de The Knife, l'allergique est en droit de se demander "qui chopperait une demi-molle en entendant deux zouaves faire grincer des portails rouillés ? " C'est vrai, même l'extrémiste d'Animal Collective émet des réticences. Nous on se réjouit de voir un groupe réussir sa mutation et mettre autant d'intelligence à faire épouser la forme à son propos. Avec The Knife, le trans-genres en est devenu un à part entière.