Sweetback transforme à merveille la musique en cinématographie. Portant le nom du héros créé par Melvin Van Peebles (en 1971), le trio angevin rend hommage à l’esprit du film : ils sont tous deux « classés X », pour jouir d’une plus grande liberté d’exécution. Aussi, catégorisez les comme vous le voudrez (electro-jazz, nu-jazz, jazz fusion,..), ce qui importe, c’est que chacun puisse trouver The Lost and Found Republic, car cet opus concentre (sur quelques 47 minutes) une élégance musicale peu ordinaire, dont le mérite se révèle dans la composition parfaitement exécutée d’atmosphères diverses que le « running movie » permet.
A priori jazz, par sa formation en trio – saxophone, contrebasse, batterie –, Sweetback, les biens nommés, est l’émanation de musiciens issus de scène dub, chanson française ou rock, soit respectivement Raggy de Zenzile, Kham de Lo'Jo et Mehdi de KilØ et Boutique Du Tao. Leurs horizons et leurs champs d’exploration musicale sont donc par nature multiples. Et il faut au moins toutes ces compétences et leur expérience pour pouvoir raconter l’histoire qu’ils développent dans The Lost and Found Republic sans être limités du point de vue technique.
Sur fond rouge et noir, comme les couleurs libertaires se dessine une image digne des tests de Rorschach (personnellement, j’hésite entre l’esquisse de la partie inférieure d’une des Têtes de l’Ile de Pâques, lourde, soudée au sol et tournée vers des oiseaux aériens et virevoltant, représentant son inaccessible pour elle ; ou bien un drapeau déchiqueté flottant au milieu d’un décor déserté… toutes deux évoquant le désir sauvage de liberté). La cover est une véritable affiche de film qui vous donne une idée assez précise du contenu.
Comme le test de Rorschach, leur musique résonnera en vous en y reflétant votre propre univers. Seul point commun à tous : tout commence sur une ligne de contrebasse funky. Pour moi, le décor est placé (très blaxploitation et fin seventies), le jazz en fond sonore, teinté d’effets dub, nous ferait penser au Moving Target de Gil Scott-Heron si « One Way Ride » ne s’accélérait pas à la fin du morceau pour nous inscrire directement au cœur de l’action : le personnage court, il est dans l’urgence et la confusion, pris dans un ensemble qui le dépasse, lui donne le tournis et l’oblige à lutter (« Loud-hailer Cut», qui me fait, par son cuivre, penser à des Béru. posant sur des boucles plus lourdes et électro). L’envolée lyrique est alors interrompue par une voix-off, en l’occurrence celle de Napoleon Maddox (du groupe Iswhat?!), qui nous conte sous forme d’abstract rap le pitch (« Getting Even ») de ce qui est train de se passer. Donc l’histoire prend corps avec « Capone », une période où le groove d’un saxophone alto soutenu par le dub installe l’ambiance de plénitude presque psychédélique sur laquelle, charmés comme des serpents, nous nous laisserons bercer. Pourtant, pointent des questions, une pré-angoisse (« Time Bandit »), quand le héros sent que l’enfer se pave et que les pièges se referment tout autour de lui sans pouvoir ni rien faire. Peur de l’incontrôlable ? Fatalisme ? Fausse alerte ? La lumière s’est en tous cas assombrie au fil du son aigu et continu qui guidait de cette réflexion. Et, alors que « Atlantid » donne l’illusion d’un moment de répit dans ce tumulte intérieur, il en résulte une véritable prise de conscience plus ardue encore : confronté à ses peurs, ses erreurs passées, ses souvenirs des épreuves rencontrées, l’homme – qui tente de se raisonner par des mots : Free. very free, I feel… One day everything will be as it should be ! – retrouve ses espérances pissées dans les violons… Le temps de la décision est venu : soit il s’échappe du temps pressant, soit il tente d’être dans le tempo… Et que ce soit pour rattraper le temps d’introspection qu’il s’est octroyé ou fuir, dans tous les cas, il doit courir : La rythmique devient plus sèche et saccadée et le saxophone nous offre une apparente ska-ttitude sur laquelle se calent les battements de cœur durant l’effort (« Big Horn »). La course n’est d’ailleurs réellement réalisable que lorsque l’on croit sincèrement à son bien-fondé car les dangers sont nombreux et virulents… Le moindre faux pas est une menace à santé vitale et mentale (« Trinity Tea-Pot Sequence »). Lorsqu’il parvient à se rééquilibrer sur le fil, notre funambule se déplace plus aisément. Plus fluide et en un sens plus évident, il avance vers son objectif et semble avoir choisi de vivre plutôt en symbiose avec son propre rythme personnel (« Dub X »). Mais sous la paisibilité atteinte se cache toujours son tiraillement par rapport au temps et au monde qui passent. La félicité est un combat permanent contre des tendances contraires et le côté brut du monde environnant (« Evo Devo »). Cette remarque nous place immédiatement dans un état de tension et d’éveil permanent, de gravité (newtonienne) que l’on voudrait semble-t-il apaiser méthodiquement en se concentrant, l’un après l’autre, sur chacun des aspects de la lutte mais alors tous les autres viennent en masse se greffer et en renforcer les défenses (« Weeping Willow »)… Ce film très psychologique et atmosphérique m’a donc raconté la mutation de l’homme en guerrier, à l’image de Sweetback… D’ailleurs, la flûte hypnotique de la « Route Maisonnette » inspire le plan d’un samouraï préparant la bataille dans son esprit… Ce qui nous annonce une suite prometteuse qui, espérons-le, ne mettra pas à nouveau neuf ans à nous parvenir.
Bien sur ce « film » que j’ai entendu défiler n’est pas l’unique interprétation possible, loin de là ! Et je suis sur que mes écoutes futures modifieront ce point de vue, mais là est la richesse de Sweetback : une musique savante aussi fine qu’accessible. Après les Transmusicales de Rennes, au Festival Les 3 Eléphants ou le Nouveau Casino à Paris, ils seront à La Maroquinerie le 5 octobre… avec DJ Krush, s’il vous plait !
Arnaud Sorel pour 90bpm.com
Tracklisting :
[01] One Way Ride
[02] Loud-hailer Cut
[03] Getting Even
[04] Capone
[05] Sini Sera
[06] Time Bandit
[07] Atlantid (the Man Of The East River)
[08] Big Horn
[09] Trinity Tea-pot Sequence
[10] Dub X
[11] Evo Devo
[12] Weeping Willow
[13] Route Maisonnette