Avec du recul, ce qu’on retient d’Asphalte Hurlante, c’est qu’à défaut d’avoir provoqué un véritable et durable "mai 68 rapologique", La Caution a ouvert une brèche dans les barricades recouverte d’autocollants Skyrock, et par laquelle se sont engouffrées par la suite d’autres groupes, dont TTC pour ne citer qu’eux. Si le fantasme de scène alternative n’aura survécu que le temps de quelques discussions utopistes, Asphalte Hurlante reste néanmoins le symbole de "toute une époque". Echo francophone d’Iron Galaxy de Cannibal Ox, un rap de rue traité de façon résolument nouvelle, le rap hexagonal, électro-choqué, retrouvait alors le sourire et une force créatrice réellement intéressante à tous points de vue. Au-delà même du petit monde du hip-hop, c’est une grande une partie des amateurs de bonne musique qui avait été secoué par cet opus. Les superlatifs n'ont pas manqués à juste titre pour décrire leurs flows, leurs textes et leurs instrus. Suivi de près par deux excellents side-projects (Crash Test aux côtés de Château Flight et Cadavre Exquis au sein du collectif l’Armée des 12 avec TTC et Saphir le Joallier), il aura fallu attendre près de 3 ans et demi avant que le La Caution ne donne une réelle suite à son chef d’œuvre. 3 ans et demi c’est long, mais le jeu en a valu la chandelle.
La première satisfaction est de taille car les frères de Noisy-le-Sec nous proposent carrément deux albums dans un même packaging. Pari risqué, mais finalement judicieux, qui sépare en deux parties les 31 titres de cette fournée, tous produits par Nikk et sur lesquels très peu d’invités viennent se greffer. Deux titres d'une belle subtilité (ce qui n'est pas le fort en général du rap français), un nouveau logo et un artwork signés Hi-Tekk qui tranchent radicalement avec les esquisses futuristes d’Ashpalte Hurlante. La pochette arbore une photo des deux frères bambins, des regards perçants, presque inquiétants et symbolise une approche plus introspective et intimiste de ce double opus avec leur regard sur leur identité, leurs racines, leur jeunesse.
Peines de Maures peut être vue comme la suite logique d'Asphalte Hurlante, un son dur et brut (même si les deux morceaux "Code Barre" et "Je Te Hais" sont sur l'autre volume) avec des flows et des métaphores encore plus au service du sens à l'instar du poignant titre éponyme. 17 titres et autant de réponses intelligemment ironiques à la diabolisation actuelle de l’Islam, des banlieusards et des rappeurs, les morceaux de cette première fournée sont intimement mêlés à l’identité des deux frères. Entre les anecdotes sucrées-salées de leur enfance, les soirées pathétiques en boîte de nuit (Boîte de Macs), la "glauque et granuleuse" vie en cité (Glamour sur le globe), l’existence décalée des sans-emploi (Chomage, voitures, nuits blanches) ou encore l’impasse fatale qu’induit leur situation sur l’excellent Bancs de Poisons, c’est tout une somme d’expériences amères qui sont compilées judicieusement. Néanmoins, tout n’est pas sombre non plus et de très bons moments plus enjoués viennent brillamment faire contre-poids, tel le très réussi Ligne de mire dont l’air s’incruste durablement dans les esprits. Privilégiant une structure légèrement plus conventionnelle, le sample de funk et les petites voix pitchées sont imparables, et parfaites pour placer un petit peu d’égotrip et laisser parler la technique chère au groupe. Autre bel exemple de technique pure avec le morceau collectif "Revolver", 16s64, Saphir et Izno sont loin d'être des seconds couteaux et leur dextérité une nouvelle fois prouvée nous fait espérer une première pierre discographique en 2006.
Ecoutable avec plusieurs niveaux de lecture du point de vue strictement textuel, musicalement chaque morceau du groupe jongle avec les ambiances et ondule entre différentes sonorités ce qui au final donne un patchwork d’idées qu’il est jouissif de décrypter. Jamais répétitifs, les flows des frangins se complètent à la perfection : Nikk aligne mieux que jamais les assonances et les rimes multi syllabiques pour rebondir à son gré sur ses propes sons, tandis que la voix rocailleuse d’Hi-Tekk joue avec les intonations pour rattraper in extrémis la mesure. L’écriture métaphorique de ce dernier incluant tout plein de références artistiques (quand Nikk en fait au football) est d’une richesse et d'une complexité parfois déroutante à la première écoute, quand celle de son frère se veut plus percutante et accrocheuse. Là encore l’alchimie est parfaite, l’équilibre entre les extrêmes trouvant son point d’orgue dans le fameuse version rappée de Thé à la menthe. Exit le cambriolage acrobatique d’Oceans’s 12, ici ce sont les mésaventures amères des deux frères qui danseront sur le sample de musique oriental Déjà classé parmi les classiques du groupe avant même sa sortie, c’est un des moments les plus marquants de Peines de Maures, à tel point qu’il aurait pu être le titre éponyme. Mais ce dernier est réservé au morceau le plus engagé qu’ait fait le groupe à se jour, décalant singulièrement le point de vue du groupe à une échelle largement plus globale. Analysant objectivement la place des Musulmans dans le monde d’aujourd’hui tout en évitant les poncifs ultra prévisibles pour ce genre de morceau, le track monte en puissance au fil des secondes. Après un passage remarquable où Nikk jongle avec sa voix vocodée, c’est le plus explicitement du monde que se termine ce pamphlet avec la voix en arabe d'un père irakien qui vient de perdre son fils : « Que soient maudits vos soldats et votre embargo. Il est Mort. Pour un Rhume ». L'émotion passe alors que l’exercice était cassse-gueule au possible.
Point d’orgue de cette première salve, bien que morceau caché, l'excellent passage a cappella de Nikkfurie qui clôt ce disque de la même manière magistrale que Main Courante -auquel il fait judicieusement écho- ouvrait son prédécesseur. Fustigeant à tout va sans jamais tomber dans le manichéisme ou la facilité, ce sont toutes les combats abordées au long de Peines de Maures qui sont catalysées dans ce discours évocateur : « Ce n’est pas une attaque envers personne ni une déception par peu de gens, mais l’idéal de lutte des classes ne m’émeut que très peu car beaucoup de prolétaires sont des capitalistes impatients dans la salle d’attente, des racistes combattant ce système pour la seule raison qu’ils ne sont pas dedans[…] Ils doivent libérer les filles de ma tyrannie pour qu’elles puissent enfin mettre des poches sous leurs seins. Vous m’apprenez à ne pas brutaliser les femmes, merci beaucoup je relativiserai mes actes. Je ne vous connais pas, alors j’ai bon espoir que les jeunes comme moi ne se monnaient pas». Edifiant, et parfait pour faire la transition avec le deuxième volume.
Difficilement déchiffrable en une seule écoute, Arc-en-Ciel Pour Daltoniens porte également bien son nom. Jouant volontairement avec la notion de perception biaisée et sur la sensibilité de chacun face à une œuvre, La Caution a su donner le titre parfait à cette partie là de son projet. D’entrée de jeu, ce deuxième disque se démarque de Peines de Maures par un Connasse entêtant, le duo lorgnant cette fois ci clairement plus du côté de Cadavre Exquis et de CrashTtest que d’Ashpalte Hurlante. C’est donc avec peut être plus de spontanéité et de prises de risque qu’ont été travaillés ces morceaux, ce qui amène parfois le groupe vers des registres surprenants. Néanmoins, il serait faux de penser que ces expérimentations créatives se font au détriment du fond, au contraire : à l’image d’un Antimuse au nom évocateur, Nikk et Hi-Tekk n’en oublient pas de peaufiner leurs textes. Et ce même lorsque les frangins s’éloignent au plus loin de leur registre, comme sur Faut-il (où Hi-Tekk pousse la chansonnette !), ou Livre de Vie et Personne Fusible, aux ambiances pop rock surprenantes! Ces expérimentations pop, quantitativement anecdotiques, sont les seuls moments sujets à critiques selon le "daltonien" que vous êtes. Dans une veine plus "conventionnelle" on retiendra Arcade, ode cynique aux jeux-vidéos qui fera sourire plus d’un gamer par ses nombreuses références à l’univers des consoles, Arc-en-Ciel Pour Daltoniens ou encore Code Barre, dont on ne lassera décidemment pas. Inclassable, Comme un Sampler reste la réussite de cette partie là. Mariant à un beat rapide des sonorités synthétiques très eighties, Nikk prend à contre-pied l’auditeur avec un sample de guitare saturée au refrain qui tranche radicalement avec l’ambiance sucrée du reste du morceau. Surfant sur cette atmosphère psychédélique, les frangins s’éclatent, Hi-tekk prenant une nouvelle dimension lors de ces interventions. Très à l’aise sur ce genre d’ambiance pour poser ses textes alambiqués et ses couplets imagés, on se surprend à le voir entonner des refrains chantés, comme sur l’autre joyau de ce volume, Class 87.
A un moment où tout doit être soit tout clair, soit tout sombre, le groupe amène la notion de nuance via leur musique, proposant tout le long des deux albums un kaléidoscope d’images facilement identifiables, mais aux tons multiples. Toujours volontairement ambiguës, Nikk et Hi-Tekk ont su parfaitement faire évoluer leur identité sonore sans se dénaturer. Fourmillant de concepts intéressants, de textes à tiroirs et d’influences multiples, ce long projet risque de rester très longtemps dans les lecteurs et les mémoires.
Sans conteste l'album de l'année. Indispensable!