Lino / Paradis Assassiné

Un doigt d’honneur au reste du monde, voilà un symbole qui sied bien à cet écorché vif à la voix sèche et agressive, moitié d’un des groupes les plus marquants de la fin des années 90. Plusieurs grands crews se côtoient alors en haut de l’affiche, et dont les noms prononcés aujourd’hui provoquent invariablement un sentiment de nostalgie : Côté Obscur, Time Bomb, Assassin Productions… et le Secteur Ä. Surmédiatisé grâce au très large succès en solo des membres du Ministère Amer, le jeune label sarcellite a un atout de choc dans sa manche pour mettre tout le monde d’accord et rehausser sa street-credibility (un mot peu employé à cette époque). Et quelques gouttes de ce poison vont suffire. Le succès d’Ärsenik sera immédiat, et personne n’osera le contester. Les jeunes frères Calbo et Lino, tout de Lacoste vêtus, impriment de leur « tsh tsh » le patrimoine rapologique gaulois via 15 excellents morceaux. Egotrips finement ciselés, touche de mélancolie, écriture tantôt choc tantôt chic, chroniques hardcores du ghetto, featurings judicieux… cela peut paraître pathétiquement banal aujourd’hui, mais à l’époque la formule ne pouvait que marcher, surtout concoctée par des mains si habiles. Entre la voix grave de Calbo et la finesse incisive de Lino, tous deux soudés par un célèbre gimmick inimitable, l’alchimie fut parfaite.
Pourtant, cela ne durera pas, et le groupe vacilla en même temps que s’écroulait l’édifice du hiphop francophone. Pour le second album, quelque chose avait bel et bien survécu, mais ce n’était pas suffisant pour nous faire oublier le premier opus. Bien que de facture correcte, la magie eue du mal à opérer et au final le tout fut à classer au rayon des déceptions. Seule satisfaction, Lino, chouchou du public, n’avait rien perdu de sa superbe, au contraire. Depuis, entre un troisième projet du groupe tué dans l’œuf et des apparitions ci et là, c’était le silence radio ou presque. Et puis la rumeur d’un solo du petit protégé du rap français a fini par être confirmée, faisant monter un buzz unanime dont seuls les plus aimés peuvent jouir. Si les albums d’Ill et de Dany Dan n’ont malheureusement toujours pas vu le jour, celui de Lino est l’évènement rap de cette fin d’année. Paradis Assassiné tirant son nom d’un morceau solo de l’intéressé sur « Quelque chose a survécu », il est moins surprenant du coup de trouver la fin de ce track en ouverture de l’album, comme pour marquer une continuité, finalement logique, avec sa dernière sortie officielle. Et bien que 3 longues années séparent ces deux opus, la transition – si inhabituelle soit elle- se fait d’elle-même. Si le morceau éponyme avait été écrit le 11 Septembre 2001, tout l’album lui semble avoir été concocté sur les décombres de l’humanité, que les ruines soient à Manhattan, Bagdad ou dans le cœur d’un jeune de Villiers le Bel. C’est donc avec l’apocalypse en fond de toile que l’on écoute Lino rapper « comme on s’ouvre les veines ».
Si tout n’est pas rose, mais tout n’est pas sombre non plus, ainsi Lino s’offre quelques escapades musicales à l’écart des flammes qui rongent son nirvana. Entraîné par Jango Jack sur le remuant « Braque les Spots’» ou réchauffé par les chœurs ensoleillés de Janik sur « Chant Libre », Monsieur Bors illumine temporairement les sombres méandres de son éden avec classe et réussite… Si bien qu’on regrette qu’il n’y ait pas un ou deux morceaux de plus dans le même style, malgré les deux posse-cuts enjoués, mais trop en demi-teinte et fourre-tout, casés en fin de disque. Car si cet album possède un talon d’Achille, il se situe au niveau de l’ambiance générale, légèrement trop froide et trop rude à la longue. Bien que Lino ait voulu suivre un fil conducteur ressemblant à une cordelette raide tendue entre enfer et paradis, la teneur angoissante de certaines instrus font pâle figure à côté de certains joyaux sonores plus finement ciselés. Ainsi, on regrette que « Stress » ou « Où les anges brûlent » n’aient pas pu bénéficier d’habillages sonores moins banals et prévisibles. Dommage, surtout vu la qualité du story-tellng d’ « Où vont les anges », décrivant avec poigne et justesse le tragique de certaines destinées.
Car au niveau de l’écriture, Lino fait valoir tout son talent à chaque rime. Enchaînant les punchlines de couplet en couplet, la difficulté pour l’auteur de se situer entre enfer et paradis donne à sa plume un style unique, n’en déplaise à certains qui verraient –à tort- quelque analogie avec Booba. Ainsi, ses textes sont tantôt écrits avec brutalité et sans édulcorant (l’excellent « Macadam Philosophie »), tantôt façonnés avec du recul et réflexion, comme lorsqu’il se confesse à travers une autobiographie intimiste et touchante sur « 95 rue Borsalino ». Et au niveau de la forme, Lino prouve en diverses occasions qu’il manie à la perfection son flow, qu’on sent définitivement arrivé à maturité. Point d’orgue de cette démonstration technique, l’imparable « Interview » qui ouvre le bal après la mini-intro. Jouant avec lui-même au jeu des questions réponses, cet exercice construit en drop’ lui donne l’opportunité de rebondir agilement sur les mesures… le tout orchestré par un Gallegos en grande forme, comme le prouve l’autre petite perle produite par le bonhomme, « 100 rounds ». Basse assommante et beats secs, le style unique du bonhomme va comme un gant (de boxe) à Lino. Espérons qu’à l’avenir ces deux là collaboreront à nouveau… Si les autres beatmakers n’ont pas à rougir non plus de leurs prestations, ce disque brille clairement plus par la qualité du emcing que par ses sons, globalement corrects dans l’ensemble, quoi que toujours un peu trop prisonniers des indéboulonnables notes de violon et de piano.
Après plusieurs écoutes attentives, on comprend que les superbes illustrations du livret ne sont pas là uniquement en guise de décoration. Photographié dans l’isoloir d’une église en train de se confesser, la tête haute mais le regard triste imaginant notre monde et ses symboles sous le feu des météorites, dans les halls de Villiers le Bel entouré de ses potes, la tête au creux des mains sur des débris de pierre, devant une foule qu’il aurait assassiné ou figuré en tant qu’adolescent mi ange mi démon devant un kaléidoscope d’images chocs, Lino a parfaitement choisi l’artwork de son album. Illustrant les différentes facettes de sa personnalité via des mises en scène faciles à décrypter, le visuel s’impose comme le complément idéal des morceaux de l’album. Détail un brin futile certes, mais non négligeable au vu de la beauté de ces clichés, et en cette époque ou un disque se doit de proposer un peu plus que de la musique pour se vendre. Paroxysme de cette dualité, « Paradis Airlines » fait office de pierre angulaire de l’album. Entre tristesse et espoir, rage de vaincre et lassitude, fatalité et miracle, Lino réussit un véritable coup de maître. D’une rime à l’autre, Lino passe du missile au drapeau blanc avec un naturel déconcertant, comme si toute la force de cet album se trouvait dans des phases telles que « Nos dieux sont en papiers et c’est leur amour qui nous suicide », « Ce système pervers a fait l’casting /Fallait qu’ ça arrive : Clara Morgane se change en vierge Marie », « dans cette jungle prendre la bonne liane / et partir humble sur paradis airlines ». Grandiose ! Seule réelles fausses notes, la prestation décevante de Wallen, et l’alchimie qui ne prend pas du tout lors de la rencontre entre Ärsenik et Booba. Dommage.
Si quelques gouttes peuvent suffire pour assassiner un paradis, Lino y a survécu et bien que quelques doutes subsistent, il s’offre un moment d’harmonie au milieu de ce chaos, comme un écho (involontaire) à l’autre évènement rap de l’année. Et tout comme pour Ali la longue attente de tout un public de passionnés, tellement rarement fédérés qu’on se plait à le préciser, n’aura pas été vaine. Malgré quelques maladresses excusables, cette œuvre dense, sombre, sincère et juste a de quoi faire l’unanimité. Tournant définitivement la page d’une époque révolue, Lino confirme néanmoins qu’il a plus que jamais sa place sur les doigts de cette fameuse main… Et sa place est bien sur le troisième, qu’il avait déjà « dressé lors de l’écographie ».

Tracklisting:
01. Interview (prod. Gallegos)
02. Stress (prod. Skread)
03. Agent Dormant (ft. T-Killah) (prod. Djimi Finger)
04. Braque les spots (ft. Jango Jack) (Prod. JR)
05. Delinquante musique (prod. Street Fabulous)
06. 95 Rue Borsalino (J’me confesse) (prod. Djimi Finger)
07. Chant libre (ft. Janik) (prod. Madizm – Sec Undo)
08. Première catégorie (ft. Calbo et Booba) (prod. Djimi Finger)
09. Ou les anges brulent (prod. Eben – Jago Jack)
10. Langage du coeur (ft. Wallen) (prod. Street Fabulous)
11. Macadam philosophie (prod. Skred)
12. Paradis Airlines (prod. Eben – Jago Jack)
13. Tant que la foule braille (Rien à foutre) (ft. Beks, Kazkami, T.Killah, Rash, Blaspheme) (prod. Medeline)
14. A part ca… tout va bien (ft. Rush, Betsi, Ascension, Sboko, Vichy Las Vegas, Djama Dom) (prod. JR)
15. 100 rounds (Mohamed Ali) (prod. Gallegos)