TTC / Ceci n'est pas un album

En 2002, les trois troublions de TTC sortent « Ceci n?est pas un disque », plus qu?une référence (avouée) à la célèbre peinture de l?artiste belge, c?est une bouffée d?air frais, une brise salvatrice à la morosité musicale ambiante. 53 minutes et 11 secondes de bonheur, d?insouciance et de non-conformisme. TTC invente le rap dadaïste et en digne héritier d?un André Breton ou d?un Luis Bunel, fait un bras d?honneur aux règles officieuses du rap français. Ici pas de samples de funk/soul grillés pour la millième fois, pas d?ego-trip déplacé, ou de texte faussement engagé. Mais plutôt une diversité rarement atteinte dans le rap français, que cela soit au niveau de la production ou dans le ton des textes.

Entre l?humour potache de « Test de Ta Compréhension» ou la poésie urbaine de « En soulevant le couvercle », entre les cadavres exquis de « Nonscience » et le cinématographique « Reconstitution », il y a sans doute un monde, ou plusieurs univers, mais il y a comme fil d?Ariane cette facilité d?écriture, cette capacité de faire entrer l?auditeur dans leur(s) drôle(s) de monde.

Un monde où les fils de BoBos sont des jeunes camés pathétiques dans leur culte de la misère sociale (l?étonnant « De pauvres riches ») où les Wack Mc?s méritent une correction (le cynique et dévastateur « Toi-même »), et où la pollution n?est peut être pas là où l?on croit qu?elle l?est ( le bien nommé « Pollutions »). Un monde comme le nôtre en fait. Un monde, en tous cas, vu par 3 angles originaux, ?filmés? par 3 Mc aux flows et écritures biens distinctes. Et lorsqu?ils parlent de la même chose, leurs différences deviennent synonymes de complémentarité, comme sur « Subway » et « Elémentaire », où les personnifications, les métaphores et les allégories se suivent à la vitesse grand V.

Certains passages frôlant même l?exploit comme le second couplet de Teki Latex sur « En soulevant le couvercles », cette longue, froide et interminable énumération d?éléments qui constitue sa carapace à émotions, est un grand moment lyrical qui montre s?il était encore utile, que Teki Latex n?est plus seulement un rappeur pornographe au flow clownesque mais un Mc doté d?une écriture des fois acerbes : Sa description d?une fille a Papa qui ?écoute du rap conscient depuis trop longtemps? sur « De pauvres riches » est à mourir de rire, parfois loufoque comme sur l?exercice de style qu?est « Test ta compréhension », souvent étrange quand il joue un rôle de tueur sur le très Lynchien « Reconstitution ».

N?allez pas croire que les 2 autres Mc soient en reste, Cuiziner est plus qu?étonnant sur l?album. Il illumine certains morceaux de son flow élastique, comme sur « (Je n?arrive pas à) Danser », où il y fait preuve d?une incroyable dextérité, surfant à la manière d?un Kool Keith sur le beat, ralentissant ou accélérant à l?envie. Mais Cuiziner n?est pas seulement qu?un rappeur technique, ces couplets sur « Une soudaine montée d?adrénaline » et sur « Toi-même » sont un modèle de nonchalance et de pertinence, mais derrière cette fausse indolence, ce cache une véritable plume, affûté et acide, voir poétique comme « En Soulevant le couvercle » ou dans « Pas d?armure », mais toujours compréhensible.

Compréhensible, un adjectif qui ne résumera jamais le flow et les textes de Tido. Sombres, cryptés, codifiés, ces textes souvent à tiroir, chamboulent les règles grammaticales. Avec lui pas de verbe ? sujet ? complément, mais une conception singulière de la syntaxe. Si personnelle qu?il faut s?accrocher à son inquiétant flow pour tenter de suivre le fil de son imperméable pensée, seul « Subway », « Elémentaire » et « de Pauvres Riches » permettent à l?auditeur d?entrer dans son univers.

Un univers dont il a rajouté une nouvelle corde à son arc : la production. Tido signe sur l?album deux instrus : le stressant « Soudaine montée d?adrénaline dans l?éloge », ainsi que le festif et dansant « (Je n?arrive pas à) Danser ».

Car s?il était originalement prévu que « Ceci n?est pas un disque » soit produit dans sa totalité par Mr Flash, pas moins de 7 producteurs se sont relayés sur cet album. Pour autan, pas de quoi s?inquiéter, l?album conserve une cohérence et y gagne même en relief et en diversité, le talent des intervenants y est pour beaucoup.

Dj Vadim a concocté une drôle d?instru pour « de pauvres riches », une production a tiroir, aussi malicieuse que les textes des 3 Mc?s. Rebutante, au début, elle devient irrésistible après plusieurs écoutes. C?est aussi la production la plus organique de l?album, celle où l?on peut percevoir de réels instruments. Car pour le reste la place est à des délires électroniques plus ou moins sombres. Mention spéciale aux deux membres de Fuck A Loop : Para One sur « pas D?armure » rythme son instru d?un beat bancal, lourd et pesant, à mille lieu de l?entêtante mélodie qui l?accompagne. Tacteel lui, oriente sa production vers des terres plus arides, celle d?Autechre et de Funkstorung, là où les mélodies se font discrète, laissant place à des sons aussi étranges les uns des autres. « Butter for a fat » nous avait montré que l?ancien producteur d?ATK était un savant créateur d?ambiance, « En soulevant le couvercle » ne nous ferra définitivement pas changer d?avis.

Moins complexe que les 2 de Fuck a Loop, Dj Fab, met sobrement en scène les acteurs de « Reconstitution », et fait de « Toi-même » un petite bombe dance floor, pas si éloigné de l?univers musical de Timbaland. Basses énormes, acrobatie rythmique, un morceau qui dans le meilleur des monde serait un tube des soirées hip hop de l?hexagone, dans le meilleur des mondes seulement?

Autre artisan de la réussite musical de l?album, c?est la présence de Mr Flash, capable de production dance floor (le très 80? « Test ta Compréhension »), ou plus abstraite (le mythique « Subway ») capable avec deux fois rien et beaucoup de talent de créer de véritable bombe (l?incroyable « Pollutions » ou la rencontre inattendu entre le beatboxing et Abba ), un producteur versatile dont on attend avec impatience son album « Signal To Noise ». Pour clôturer l?album, il est plaisant de retrouver la production planante de Nikkfurie sur Elémentaire.

Un Nikkfurie qui fait partie des heureux élus à partager le micro avec TTC. On retrouve ainsi L?Armée des 12 en entier sur « Pollution », Les deux frangin de la Caution délaisse durant le morceau la technicité et la complexité habituels de leurs écritures. Une complexité que l?on retrouve cependant chez Hi-Tekk cette fois ci orphelin de son frère sur « pas d?armure ». Un morceau qui permet de souligner la qualité et l?élasticité de son flow. Même si sa performance est quelque peu éclipsé par un Dose One (Anticon) au meilleur de sa forme, multipliant les flows les plus iconoclastes, grognant un instant pour ensuite mieux adoucir sa voix Un véritable exercice de style, qui laissera sans doute coi les détracteurs d?anticon. Son passage dans l?album restera gravé dans nos tympans pour longtemps. On retiendra aussi la description quasi médical que fait James Delleck de son métabolisme, quand le moment d?entrée sur scène entrée sur approche (« Soudaine montée d?adrénaline dans l?éloge »). Enfin, unique moment féminin, avec la trop courte apparition de Yarah Bravo, réchauffant l?ambiance austère d? « En soulevant le couvercle » de sa présence.

Peu d?album de rap, français de surcroît, peuvent se payer le luxe de multiplier les ambiances. En passant d?un univers à un autre à chaque morceau, les trois Mc?s ,aidés pour cela de producteur talentueux, font preuve d?une fertilité, d?une richesse d?écriture rarement atteinte dans le hip hop hexagonal. « Ceci n?est pas un disque », mais ceci est un voyage, amusant parfois, effrayant souvent, curieux et insolite tout le temps. Un grand disque assurément.