KRISMENN : OMBRE ET LUMIÈRE

C’est certain, quand on regarde vers l’ouest pour le hip hop, nos yeux (et nos oreilles) accostent généralement sur les rivages des États-Unis. Et pourtant, il ne suffit pas d’aller aussi loin pour découvrir une scène prolifique et talentueuse. Au même titre que les pépinières de start-up, les artistes pullulent ne serait-ce qu’en Bretagne. A l’inverse, il est aussi primordial que la musique soit bonne. De la Normandie aux Pays de Loire, la qualité est là sans aucun doute et on parle régulièrement sur le site d’artistes originaires ou vivant dans ces contrées.

Parmi les artistes à suivre, on trouve Christophe Le Menn aka Krismenn, rappeur et musicien qui a pris le parti de rapper en langue bretonne. En 2017 et à l’échelle nationale, on pourrait dire que c’est un choix plutôt singulier. Mais son amour des langues anciennes est bien trop fort (il est titulaire d’une licence de breton). Surtout que ses nombreux voyages, notamment au Québec en 2000 où il avait découvert la scène hip hop locale, l’ont conforté dans le choix d’un mode d’expression identitaire fort. Son vrai crédo en réalité est le rapprochement des genres et des cultures. Le rapprochement de ses passions.

2017 voit donc venir la publication de son premier album intitulé « ‘N om gustumiñ deus an deñvalijenn » que l’on pourrait traduire par « s’habituer à l’obscurité » et qui sera disponible à partir du 14 avril chez World Village. Un premier long format qu’il aura mis du temps à réaliser vu son pédigrée. Le disque rentre dans la dynamique amorcée en 2011 par un EP éponyme et suivi de l’EP « Kan ha beat box » en 2015 réalisé avec le champion du Monde de beatbox la même année : Alem (qui figure également dans le dernier documentaire de Pascal Tessaud « Beatbox, Boom Bap Autour Du Monde »). Ce projet leur avait d’ailleurs donné une belle visibilité à travers le pays.

Deux ans plus tard, Krismenn se retrouve seul avec ses inspirations et ses envies par le biais de cet album. Repart-il de zéro ? Va t-il confirmer ? Avant de vous faire votre propre opinion (car la notre est toute faite à en croire cet article), on voulait parler de tout cela avec lui dans cette interview.

 

 

 

L’INTERVIEW

 

On avait eu le plaisir de dévoiler en exclusivité « Dont a reont ‘darre », le premier morceau tiré de ton album. Et on doit dire qu’on a été agréablement surpris de l’engouement suscité. A quoi cela est dû d’après toi ? Une forte attente ou les Bretons qui se sont mobilisés ?

Un peu des deux (rires). Je pense qu’il y avait une attente car l’album devait sortir plus tôt et j’ai mis du temps à le finaliser. Ensuite, on a fait beaucoup de concerts ces dernières années et cela nous a permis d’avoir une certaine notoriété, du moins régionale.

Tu as en effet passé beaucoup de temps sur scène avant cet album.

Ça a été une construction lente car j’ai évolué dans des univers assez différents. Rien que d’apprendre la langue bretonne et les chants traditionnels ça m’a prit des années. Quand je me suis intéressé à nouveau au rap et à la musique électronique, il était impossible de sortir un truc tout de suite. Il m’a fallu du temps pour m’approprier tout cela.

Un des éléments déclencheurs fût ton séjour au Québec où tu as découvert le rap local.

Dans mon apprentissage du breton, je m’intéressais vraiment à la musique de la langue. C’était important pour moi de travailler sur les accents et d’obtenir cet aspect musical dans ma façon de parler. Je passais mon temps à écouter parler les anciens. J’ai donc commencé à jouer de la musique traditionnelle. Et quand j’ai entendu rapper les rappeurs Québecois qui assumaient pleinement leur accent et qui se servaient de la musicalité de leur langue pour obtenir un style unique, je me suis dit que je pouvais faire pareil avec ma propre langue de manière sérieuse et sans faire folklorique. A l’époque où j’étais au Québec Locass Locass cartonnait. Et maintenant  je suis encore la scène québécoise avec des groupes comme Koriass ou Dead obies  qui se servent beaucoup de l’anglais et même du créole pour nourrir leur flow.

 

 

C’est plus difficile de mettre des textes Bretons sur de la musique hip hop ?

Ce n’est pas plus compliqué qu’une autre langue. Dans le breton, il y a un accent tonique et des diphtongues comme en anglais. Le breton est une langue chantante et c’est limite plus facile que le français car les mots sonnent plus facilement.

Même si on ne comprend pas ce que tu dis, on ressent la puissance de la narration. Tu dois faire un effort supplémentaire sur l’intonation pour faire comprendre tes intentions ?

Oh tu sais, moi-même j’ai aimé plein de morceaux américains sans jamais comprendre les paroles. Mais cela ne m’a pas empêché d’aimer quand même. Pour ma part, j’attache beaucoup d’importance aux textes. C’est pour cela que l’album contient un livret digital dans lequel les textes des morceaux sont traduits en français et en anglais.

Quand on y pense, on trouve des similitudes avec le beatbox où l’intention compte énormément.

Le point commun avec le beatbox réside dans le flow et l’énergie. C’était ce point commun avec Alem qui nous avait permis de trouver notre style. C’était très complémentaire.

 

« Aujourd’hui tout le monde rappe pareil et traite les mêmes thèmes. Finalement c’est anti hip hop. »

 

Finalement, peut-on dire que ta musique est du rap ?

Ma musique est rap par essence. C’est juste que je l’exprime différemment. A l’origine du hip-hop il était presque obligatoire de trouver son propre style et copier le style d’un autre était même dangereux à en croire Rahzel (dans le documentaire de Pascal Tessaud sur le beatbox). Aujourd’hui, beaucoup de gens rappent pareil et traitent les mêmes thèmes. Finalement c’est anti hip-hop. Alors rapper en breton sur des instrus chelous, je crois bien que c’est dans l’esprit des origines du hip-hop, et en vrai j’en ai rien à foutre

En attendant de lire ton livret de traduction, peux-tu nous donner le thème général de l’album ?

Le titre de l’album est un peu sombre et gothique. C’est le point d’attaque de toutes les chansons : rentrer par le noir pour montrer ou aboutir à d’autres choses. Quand on rentre dans une pièce sombre ou qu’on sort la nuit, on finit par s’habituer à l’obscurité. Le message principal est de ne pas rester sur une première impression, de prendre le temps de s’éduquer. On a tendance à zapper quand on ne comprend pas, on ne creuse pas assez. C’est l’époque dans laquelle on vit. J’habite en Centre – Bretagne où il y a le plus fort taux de suicide. Ma musique est là pour dire qu’au bout du tunnel, il y a de la lumière.

 

 

Coté production, tu allies aussi instruments et beatmaking ?

Oui j’utilise les deux. Au départ, je n’avais utilisé que des sons venant de mes instruments : contrebasse, guitare slide, human beatbox, mais je voulais aller plus loin dans la prod et j’ai ajouté pour cela beaucoup d’éléments enregistrés autour de chez moi: des machines agricoles, le bruit du bois et de la nature, des cageots qui craquent en guise de caisse claire etc.

Quelque chose d’organique, pas de samples ?

Aucun sample. Quelques drum-racks hybrides entre field recording et bon vieux kicks-snare. J’ai travaillé avec Nicolas Pougnand du groupe X-Makeena, qui est producteur de musique électronique, et avec Etienne Grass de Electric Bazar qui a joué de la guitare. Ce fût un boulot gigantesque, quasiment trois ans de travail.

As-tu construit l’album pour la scène ?

C’est la première fois que je n’ai pas pensé à la scène. J’ai fait ce que j’avais envie de faire sans me poser de questions. Du coup, monter un live a pris du temps. J’ai monté un trio avec Romain Jovion à la batterie et aux pads, et Antoine Lahay à la guitare. Ensemble on arrive à un mélange entre acoustique et électronique.

C’est quoi les prochaines dates ?

On a déjà commencé à jouer sur scène mais le gros des dates arrivera cet hiver. C’est un concert assez surprenant avec quelques morceaux intimistes. C’est tout en contraste. Ce n’est pas évident mais c’est un parti pris et finalement on peut jouer devant un public assez large..

Et pour finir, qu’est-ce que tu nous réserves d’autres pour 2017 ?

Priorité à l’album et à la scène. Pour les prochains mois on va travailler sur les nouveaux morceaux. En parallèle je continue à tourner avec Alem avec qui je joue reprends mes flows en version chant beatbox. Ce duo est magique et s’adapte à toutes les circonstances.

Merci Krismenn.

Merci à vous.

 

L’album « ‘N om gustumiñ deus an deñvalijenn » sera disponible à partir du 14 avril sur l’ensemble des plateformes habituelles.

 

TRACKLISTING :

01. Hent ar c’hoad
02. Dont a reont ‘darre
03. Hunvreoù merglet
04. P-A-L
05. Lapoused torret
06. Liv mut
07. Leusk d’o’r an didrouz
08. War gein ar gaouenn
09. Dorioù
10. ‘N om gustumin deus an denvalijenn
11. Mouar

World Village – Avril 2017