Oneohtrix Point Never : « Je veux absolument affronter la réalité »

Sans le savoir, avec R Plus Seven, Warp s’est peut-être offert une oeuvre d’Art (bientôt cotée chez ArtPrice) moins déchiffrable que la Pierre de Rosette. C’est vrai que cet album a quelque chose d’un Rubik’s Cube esthétique interminable que l’on prend plaisir à examiner sous tous les sens en espérant un jour trouver la solution. Peut-être est-ce – comme nous le racontons dans notre chronique – parce que ce quatrième LP de Daniel Lopatin a autant sa place dans un magazine de musique, que dans un Taschen ou un calepin de psychiatre.

Alors tout inspiré qu’il est par les rêves, on l’a pris au saut du lit, tôt le matin, pas franchement réveillé mais fraichement disposé. Si chaque phrase s’étiole comme s’il souffrait de narcolepsie lourde, Lopatin enchaine et s’avère doucement passionnant, érudit et prompt à la réflexion. Tout comme son album finalement. La pomme ne tombe jamais loin du pommier n’est-ce pas ? L’œuvre devait certainement ressembler à son auteur et c’est ce nous sommes venus vérifier et tenter de décrypter ce R Plus Seven dont le charme réside peut-être dans tout le mystère qu’il dégage.

Ta musique a toujours été en mouvement mais on assiste sur ce nouvel album à un grand bond depuis Replica. Ce gros changement est dû à ton boulot pour le MOMA ? Ta B.O pour Bling Ring ? Peut-être les deux ? Ou tout simplement ton boulot sur différents types d’Art ?

En fait je ne voulais pas précipiter un nouvel album de Oneohtrix mais j’aime conserver l’esprit occupé. Donc je me suis laissé tenter par d’autres projets, je me suis aéré l’esprit. Tu vois, autant j’aime me consacrer quotidiennement à la musique autant ça n’implique pas pour autant  faire paraître un nouvel album. La création détient encore ses secrets vis à vis de moi et c’est quelque chose que je ne souhaite pas faire arbitrairement. Donc fatalement ça prend un certain temps de remettre sa tête dedans. Savoir quoi faire et comment le faire. Tu vois ?

Oui je comprends. Et comment elle s’est manifestée cette idée, cette fois-ci ?

Je dois dire que ça a été vraiment différent par rapport à Replica. Les samples me guidaient, me suggéraient une direction pour conduire le morceau. Là, je suis parti de moi, posé devant mes synthés à jouer et à écrire. La méthode à l’ancienne, j’ai presque envie de te dire. Mais ça n’a jamais été formel, c’était juste quelque chose sur lequel je pouvais me reposer, je voulais conserver un certain détachement vis à vis de mon process. Peut-être est-ce que parce que j’ai réinventé ma façon de créer ou peut-être parce que je n’étais pas à l’aise avec ma nouvelle façon de faire mais ça m’a pris plus de temps que d’habitude.

Peut-être aussi parce cette fois-ci tu n’as pas attendue que les idées viennent, tu les as provoquées en te posant face à tes claviers.

Non, parce que même si j’ai pris la décision de créer, que je jouais, que j’étais dans la dynamique de création, j’attendais encore que mes idées viennent. Mais c’était certainement idiot de ma part parce que je ne suis pas le genre à m’assoir au piano et me mettre à jouer comme… Elton John (rires). Je ne suis pas un musicien selon la définition du musicien à laquelle s’accordent la plupart des musiciens. Donc, j’avais un handicap parce que j’avais juste un carnet avec moi où je notais ce que je voulais et ce que je suis capable de faire… parce que ce que j’imagine et ce que je suis capable de faire sont hélas deux choses très différentes (rires)… Donc je me suis juste assis et j’ai fait avec l’instrument.

Et tu t’es installé au piano parce que tu avais signé avec Warp ou alors tu as présenté le projet fini ?

C’est un peu des deux mais l’album était quand même partiellement bouclé. Je considère vraiment que c’est la pire des manières de créer que de se demander ce que le public ou un label peut attendre de toi. C’est n’importe quoi d’essayer de satisfaire le public quand tu arrives à peine à te satisfaire toi-même (rires).

Et à ce propos tu lis ce qu’il se dit sur toi ? Les chroniques ou autres ?

Oui de temps en temps, bien entendu. N’importe qui prétendant qu’il ne le fait pas est un menteur. Mais tu n’est pas supposé le faire même si c’est tentant.

C’est souvent décevant ?

Tu plaisantes ? C’est hyper amusant…

C’est souvent loin de ce que tu aurais imaginé ?

Tu n’imagines pas à quel point. Mais c’est vraiment drôle. Par contre, j’ai  préparé ma famille pour cet album. Je leur ai dit « méfiez-vous, ils vont être furieux cette fois-ci ! Mais ne vous inquiétez pas : tout ça était prévu ! » (rires). C’est plus que je me sens complètement détaché de tout ça, ça évite de se sentir personnellement insulté. Tu vois, à la limite j’en apprends plus sur l’auteur d’un papier sur moi que sur moi dans ce genre de situation. Mais ça reste intéressant.

Je pense à ton travail pour le MoMA, qui, bien que musical s’inscrivait fortement dans l’Art visuel. R Plus Seven aussi. Ça a été une consécration que d’être commissionné pour mettre en musique un film (The Bling Ring, ndlr) ?

C’est vraiment un autre genre d’animal. Je me suis rendu compte que j’avais un point de vue hyper naïf sur la question avant de me lancer dans cette entreprise. Et Brian Reitzell avec qui j’ai travaillé sur le projet s’est avéré être un vrai mentor pour moi. C’était vraiment mon premier essai en tant que scorer et il m’a vraiment jeté dans la fosse aux lions. Je me souviens notamment d’une scène de sex où j’étais figé… Je me disais « il est en train de me piéger« , il me teste. C’était le cas en quelque sorte, c’est vrai que je n’avais jamais vraiment pensé à comment mettre le sex en musique alors tu essaies une première fois et puis tu te foires, tu t’aperçois de tes propres clichés et tu essaies d’aller au delà de ça. D’être un peu moins puéril dans ton travail. Donc ça m’a appris aussi à respecter les travaux artistiques hors de mon domaine. Les collaborations aussi m’ont beaucoup appris parce que je ressens une telle responsabilité en travaillant avec quelqu’un… C’est quelque chose de véhiculé par les médias notamment, après avoir lu des vingtaines de fois que quelqu’un est incroyable, ça fini par te foutre la trouille avant de bosser avec. Mais dans le fond, c’est un mal pour un bien étant donné tout ce que ça m’apprend.

Toujours sur ton rapport au visuel : qui est l’auteur de l’artwork ?

Hum (la réfléxion dure un temps, ndlr)…  C’est Robert Beatty, avec qui j’ai bossé de très près et avec qui on a volé une image d’un court-métrage d’animation suisse de Georges Schwizgebel, daté de 1982 et appelé « The  Rapture Of Franck n stein » et c’est… assez incroyable. Et comme j’ai le sentiment de faire quelque chose d’extra musical, je regarde aux alentours vers les autres Arts, là où j’ai le sentiment d’être plus à l’aise. Et aussi parce que j’ai envie de rompre avec l’usage ordinaire de la musique. On consomme la musique comme on consomme de la bouffe et… par exemple, personne n’utilise une sculpture. C’est frustrant pour moi mais c’est aussi excitant quand j’entends quelqu’un dire « ho personne n’a encore utilisé cette figure style James Joyce dans la musique« . Enregistrer des sons, je dépasse l’idée de musique là, enregistrer des sons est encore nouveau dans l’Histoire et ça ne fait que commencer tandis que beaucoup pensent que c’est déjà la fin.

 Tu vois je te parlais de ta pochette et elle me faisait penser à De Chirico, le père du surréalisme, tu vois de qui je parle ?

OUI ! (le regard s’illumine, ndlr)

Eh bien si ta pochette m’a fait penser à lui, ta musique tout autant, cette idée surréaliste de placer des choses  concrètes dans une narration/trame/circonstance abstraite.

Je sui vraiment heureux d’entendre ça parce que je me suis longtemps intéressé au surréalisme et je pense que ça m’inspire toujours. Placer des choses concrètes, des sentiments concrets dans un cadre abstrait est exactement le sentiment qui me guidait. Il y a un peintre dont le nom m’échappe qui peignait de cette manière mais en représentant des individus donc disons que ce type m’inspire si tu remplaces les individus par des objets musicaux. L’idée est de rendre une dynamique oblique pour que les objets musicaux communiquent entre eux.

J’ai eu le sentiment que tu essayais de rentrer dans une relation particulière avec l’auditeur aussi, où tu lui envois des pièces d’émotions brutes au visage sans que ça passe par l’intellect. Ça fait sens pour toi ce que je dis là ?

Oui bien sûr. C’est très intéressant parce que, mettons que tu sois dans un musée, tu regardes un tableau époque surréaliste justement, et tu ne lis pas le cartel, tu ne connais pas le contexte et tout ce que tu vois c’est une masse compacte de choses. Tu ne saisis pas la dimension psychologique qui est en face de toi. Ça reste énigmatique. Alors quand j’ai compris que je pouvais être parfaitement clair, tout en restant cryptique, je me suis dit que je tenais quelque chose. Tu peux exprimer des choses très profondes en musique mais si tu ne dissipes pas ce brouillard gênant, le public n’y verra que des expérimentations. Ou alors ça sera de la mélancolie avec beaucoup de reverb, chose que je vois très régulièrement dans la musique électronique. J’ai fini par détester ça. Je trouve ça fastidieux à écouter, jusqu’à en devenir ennuyeux.

L’autre chose qui te sépare d’un grand pan de l’électronique est que tu as voulu rompre avec la boucle. Tu ne cherches plus la répétition, qui est un des fondements de la musique électronique. Pourtant je me souviens de toi, autrefois racontant en interview que la boucle est « méditative, ainsi qu’une promesse de porte ouverte vers l’infini« . Tu as trouvé un moyen de tenir cette promesse tout en sortant de la boucle ?

Je pense juste que ça ne me concernait plus du tout. J’ai compris que ça n’était la liberté éternelle que j’y voyais autrefois et je me suis senti justement très contraint et orienté. Donc j’ai voulu me rebiffer contre la contrainte et me diriger dans l’antagonisme puis offrir un beau package pour que ça reste amusant. Oui, amusant tout simplement.

Parce que la répétition est finalement un moyen de répéter un moment que tu aimes, de le faire dériver en le vivant à nouveau…

(il me coupe, ndlr) ça je crois que c’est un cliché esthétique lié à l’Histoire de la musique électronique. La New Age par exemple est une musique que l’on composait pour la méditation. Mais qu’est ce qu’il se produisait lorsque tu commençais à méditer ? Tu te concentrais sur les douleurs dans ton corps, tu te rappelles des choses idiotes que tu as dites dans la journée et ça amène des éléments interruptifs vis à vis de la musique. Même quand j’utilisais la boucle c’était bel et bien pour ouvrir cette porte mais autour ? Combien de fenêtres, de murs, de je ne sais quoi ai-je laissé à explorer. C’est plus entravant, même pour l’auditeur, la boucle.

Je me pose aussi des questions vis à vis de ta relation au passé. Par exemple, quand tu as commencé tu distribuais des albums sur cassettes, c’était par nostalgie ?

Tu sais, je tenais un CD-R label à l’époque. Il était temps pour moi d’avoir un label et j’ai choisi le moyen le plus simple d’enregistrer et dupliquer pour distribuer. Mais c’est vrai que beaucoup de tape labels semblaient intéressés par ce que je faisais et ça devait venir aussi du format. Et puis j’utilisais énormément l’ordinateur à l’époque et sortir quelque chose sur cassette ça me donnait le sentiment de coller un coup de poing dans la gueule de tout ça. L’ordinateur est tellement dynamique, il permet tellement de choses, revenir à la cassette simplifiait aussi l’idée que je me faisais de ma musique. Mais je n’étais pas particulièrement nostalgique en tout cas.

 

Parce que beaucoup de critiques s’accordaient à voir dans ta musique un rapport fort avec ton passé. On pouvait lire  que tes albums étaient des « miroirs brisés reflétant le passé« , on parlait beaucoup d’hantologie, on entendait des fantômes…  Désormais c’est quoi ton rapport au passé ? Ils n’existent plus ces fantômes ?

C’est arrivé naturellement. Ce qu’on peut voir dans l’hantologie, c’est que j’aime m’approprier les choses. Je suis ce qu’on peut appeler un appropriationiste. Je crois que la musique est consciente d’elle-même de sa propre Histoire. C’est comme Tarantino, dans Inglorious Bastards, il y a cette scène où ils ont des flingues sous la table, c’est typique du western et pourtant ils sont en pleine seconde guerre mondiale et il y a du Bowie en bande son. Tarantino est un éternel étudiant du cinéma. Je dirais la même chose pour moi en musique, je suis éternel étudiant et ce que l’on voit comme de l’hantologie c’est souvent moi cherchant à mélanger les styles et les périodes. J’ai jamais voulu poser un album en disant voilà ma vision contemporaine sur quelque chose du passé, j’ai toujours voulu choisir ce qui correspondait le mieux dans toute l’Histoire, à mon sens, pour le coller à l’endroit approprié. Et cet album procède toujours ainsi.

 

Cette hantologie, ces voix du passé parlant notamment de la technologie du futur dans les 80’s, tu la pratiquais déjà à l’époque de tes échos jams. Ils te servaient d’échappatoire parce que ton boulot de l’époque te faisait chier…

C’est vrai

 

Et cet album, c’est toujours une échappatoire à la réalité ? Parce qu’on le ressent comme ça…

C’est plus comme une photo d’une évasion ratée. Je le vois plus comme ça, à vrai dire. Ma seule préoccupation quant à tout ça est que… « s’évader », je trouve le terme un peu apathique dans sa connotation. Tu vois, ça ne signifie pas faire avec la réalité, tu la fuis. Et moi au contraire, je veux absolument affronter cette réalité, je ne sais pas bien comment ça finit et si l’auditeur souhaite le voir comme une évasion ou l’utiliser comme tel, moi ça me va. C’est ce que la musique moderne fait déjà très bien « s’évader »… La pop t’aide déjà à te foutre des œillères sans réfléchir à ce qui se passe. « Apprécie et ferme-là« . Et pour moi, c’est l’inverse, c’est se demander « ok, comment prendre la musique de front et la secouer ?« . Et finalement la musique est la composante d’un plus gros truc. Quand tu écoutes de la musique, tu mets ton CD dans la platine, tu entends le bruit du laser, et en même temps il y a ta copine dans la cuisine qui fait des trucs ou peu importe et la musique aurait ce rôle de te couper de tout ça. Pas pour moi. Mon dessin inclut toutes ces choses, elles font partie de mon œuvre.

 

À l’époque des echos jams, et tu le réitéras après, tu racontais que tu jouais de la musique lente parce que la façon hystérique de consommer de la musique t’agaçait. Finalement tu es toujours dans la même optique ?

Ouais je crois bien… Sans ralentir la musique aujourd’hui. Mais à l’époque des echos jams, je faisais parce que j’avais un boulot à côté vraiment chiant et je crois que ça me donnait envie de partir en lutte contre tout en plus de me servir d’exutoire ou d’échappatoire.

 

Et toi qui cherches à redéfinir les limites de la musique, si jamais cet album s’écoulait massivement et que tes codes devenais les prochains codes communément acceptés  et employés de la pop, qu’est ce que ça te ferait ?

Ho ! Je serais honoré. En fait je ne sais pas… Tu vois, quand j’étais jeune, j’avais ce comportement naïf qui me poussait à tout haïr et à tout questionner et puis… je crois que je suis toujours comme ça : je déteste tout. Mais… en fait je ne sais pas si ça importe tant que ça.

 

Oneohtrix Point Never R Plus Seven / Sorti le 30 septembre chez Warp

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