Nous le savons depuis « Love Remains », son premier album : Tommy en a gros sur la patate. Comme ravagé par le genre de tristesse qui vous cloue au lit, c’est justement au saut de celui-ci que je m’entretiens avec Tom Krell. Et s’il m’apparait à la ville comme sur album, c’est-à-dire aussi animé qu’un anémique, Tom va mieux. Si si. L’interview peut se dérouler au même tempo que sa musique, How To Dress Well garde l’esprit vif et le scalpel généreux pour disséquer avec nous « Total Loss », son second album.
Love Remains est un album totalement ravagé par la tristesse…
Tom : C’est vrai.
Et j’ai eu ouïe dire que Total Loss traitait de deuil… La majorité du temps, les sujets que tu abordes et leur interprétation sont déchirants. Excuse la naïveté de ma question mais… Est-ce que tu es naturellement triste ?
Tom Krell : (Rires). Hmm… Je pense que ouais (rires). Dans une certaine mesure, oui. Il y a des choses très mystérieuses et très intrigantes sur Terre qui m’ont peut-être rendu ainsi. Je ne sais pas. Quand je réfléchis, c’est vrai que ça fait un moment que je ne peux plus affirmer : "oui, je suis une personne heureuse". Mais le deuil dont tu parles et qui est omniprésent dans l’album est lié à une volonté de réconfort et donc à un chemin vers plus de bonheur. C’est tout le challenge qui a fait avancer cet album.
Donc cet album est plus centré sur le fait "d’aller de l’avant" ?
Malgré tout, la douleur semble quand même être un moteur pour toi, pour ton travail ?
Je pense à une interview d’Hercules & Love Affair, rien à voir artistiquement, où Andy Butler disait que les personnes tristes avaient sûrement plus à raconter. Tu es d’accord avec ça ?
Tom Krell : Partiellement. Il y a une part de vrai. Je veux dire, il y a une tristesse qui n’est pas bonne, qui rend la vie impossible. Et puis je ne veux pas glorifier la tristesse non plus. Ça n’est pas parce que tu es triste que tu es intéressant mais pas mal d’individus intéressants se posent évidemment beaucoup de questions sur ce qui est stimulant dans la vie et ça peut vraiment affecter ton moral. Rappelle-moi qui a dit ça déjà ?
Andy Butler de Hercules & Love Affair.
C’est à cause de mon accent Français à décoller le papier peint peut-être ?
Tom Krell : (rires) Non, c’est cool.
Est-ce que tu considères ta musique comme une sorte de thérapie ?
Tom Krell : oui évidemment, je traite de tout ce que je ressens donc ma musique métabolise des émotions assez complexes et le fait d’écrire, de composer dessus, ça les exorcise. Mais il s’agit quand même d’un vocabulaire tout à fait différent, que d’aborder les problèmes, les douleurs, le mal-être, c’est plus impressionniste… En revanche, c’est vraiment un autre moyen de gérer ma vie, mes émotions, ce genre de choses.
Il y a quelque chose d’étrange et de beau à la fois dans ta musique, c’est que tu abordes avec énormément de sensualité des choses graves ou éprouvantes émotionnellement. Parfois le macabre côtoie le désir au sein d’un même titre. Est-ce que c’est parce que tu es fan de Pasolini ?
Tom Krell : (rire) J’adore Pasolini ! J’ai énormément appris de lui mais son travail est beaucoup plus extrême que le mien, ses passions sont plus fortes que de la simple sensualité… Mais dans l’envie de rendre des sentiments passionnés très ambigües, oui, j’ai appris pas mal de lui. Quoi qu’il en soit, il y a une grande constante, c’est le cinéma qui m’a appris à traiter l’affect dans mon travail. La musique moderne n’a pas tellement développé le traitement de l’affect, j’ai l’impression. Surtout dans des genres comme le R&B ou la pop – hormis des groupes comme Burial ou Xiu Xiu qui chargent énormément d’affect leur travail – c’est quelque chose qu’on se permet assez peu dans ce domaine. C’est pour ça qu’à mon sens, c’est important d’être attentif au travail d’artistes comme Pasolini pour s’imprégner de la manière dont ils gorgent de sensualité et d’ambiguïté des choses inappropriées. En musique, tu trouveras de la pop sexy, de la pop colérique mais il n’y a pratiquement jamais de sexy angry pop music. C’est dommage que l’on ne trouve pas plus de sentiments complexes dans la pop.
Ha oui, donc tu te sens plus inspiré par le cinéma et les séries modernes – où la complexité des rôles devient la norme – que par la pop ?
Tom Krell : Tu parles de psychologie, non ? Ce n’est pas vraiment ça qui m’influence. Je veux vraiment insister là dessus, je suis moins influencé par la psychologie que par l’affect, lorsque je compose un titre, je veux dessiner une émotion, aussi complexe soit-elle, pas dresser le portrait psychologique de quelqu’un.
Quelque part on se rapproche plus de la peinture abstraite en fait, tenter de donner forme à une émotion brute ?
Tom Krell : ouais c’est tout à fait ça, d’une manière impressionniste, je veux vraiment saisir l’émotion sur l’instant.
Il y a un côté spirituel à ce titre Total Loss, j’en ai le sentiment du moins, est-ce que tu es croyant ?
Tom Krell : Ho, non, absolument pas. J’avais justement une discussion intéressante avec un ami récemment à ce sujet. Autour de l’amour, de l’amour collectif, du deuil collectif en général, cette idée d’infinité… Il y a quelque chose d’attirant et pourtant…
J’ai lu que tu avais été étudiant en philosophie, ces études ont encore un impact sur tes productions, sur ta façon d’aborder la musique, la création ?
Tom Krell : Je dirais que la musique et la philosophie sont deux manières de s’exprimer vraiment différentes. Lorsque j’essaie de prendre bien soin de ma vie, d’être plein d’amour et de créativité, les deux disciplines se rejoignent et elles ont eu un impact important sur ma vie. Les deux entretiennent aussi mon esprit en pleine santé mais ce sont vraiment deux choses distinctes qui n’influent pas l’une sur l’autre.
Quand est-ce que tu as senti que tu devais composer cet album ?
Tom Krell : Surtout entre septembre et octobre 2010. Il m’est arrivé des choses vraiment graves et j’ai senti qu’il était temps pour moi de tourner la page en écrivant cet album.
En écoutant Total Loss, j’ai eu le sentiment que tu étais plus ouvert que sur Love Remains, on peut entendre du Steve Reich ou du Prince, est-ce que tu te sens plus enclin à écouter des choses variées aujourd’hui ?
Tom Krell : Non. Je te trouve dur, Love Remains avait déjà cette grande variété. Rien que l’entrée aurait pu être sur un album de Xiu Xiu et puis tu enchaines sur quelque chose de plus R&B, puis sur une vibe presque disco sur un autre titre… Avec ce nouvel album, j’étais simplement plus enclin à montrer avec plus de clarté ce que je voulais. Dans un sens c’est révélateur de ce que j’écoutais pendant que j’écrivais l’album mais je travaille d’ores et déjà sur un nouvel LP et je me rends compte que je suis plus inspiré par l’angle que j’aborde que par ce que j’écoute. Sur ce nouvel album tu peux entendre des choses comme Kate Bush, Grouper ou Eliot Smith et même Nina Simone. Ça n’est pas dirigé par mes goûts du moment, j’utilise inconsciemment l’influence qui est la plus appropriée au sujet.
Est-ce qu’avec tout ça tu te considères toujours comme un artiste de R&B ?
Tom Krell : Non non. Evidemment, il y a une part de ça mais… Ça dépend de ce que tu entends par ce terme.
Pas le pendant mainstream bien sûr mais j’ai le sentiment qu’il y a une nouvelle scène R&B avec Active Childs, The Weeknd, Purity Rings, Drake…
Tom Krell : Non. Je ne vois pas du tout une "scène" dans ce que tu cites et je me vois encore moins y appartenir. Tu vois par exemple, Active Childs fait quelque chose de très inspiré par les 80’s, The Weeknd est du R&B contemporain et Purity Rings c’est de la witch house… Ce n’est pas la même entreprise que la mienne, on a des buts différents.
En revanche, je sens dans tous ces artistes une inspiration presque chopped & screwed, la scène de Houston, le rap produit sous codéine… C’est une inspiration pour toi, le chopped & screwed, la scène de Houston, la codéine…?
Tom Krell : Peut-être la codéine oui (rires). Mais je n’écoute pas beaucoup de chopped & screwed. Je me sens plus dans la désintégration de tout ce dont tu parles.
Maintenant ta voix est plus claire, tes productions sont plus risquées, plus ambitieuses, on te sent plus confiant. C’est le cas ?
Tom Krell : Oui complétement. J’ai fait un album très expérimental avec Love Remains, j’avais besoin de revenir dans une voie plus directe, d’où toutes les choses que tu viens de décrire.
L’expérience c’est quelque chose que tu cherches toujours ?
Je finirais sur quelque chose qui a attiré ma curiosité : je n’arrive pas à trouver d’où tu viens. On peut lire partout que tu viens de NYC, de Chicago même de Berlin, personne ne s’accorde.
Tom Krell : Je ne viens d’aucun endroit que tu viens de citer. Mais j’y ai vécu. J’ai grandi dans le Colorado.
Ho le Colorado. Tu es un gros routard ?
Tom Krell : Ouais, c’est vrai. Je crois que j’essaie toujours de me trouver.
Peut-être est-ce lié à cette même envie d’expérimenter que dans ta musique ?
Tom Krell : Ouais ! Et puis l’exploration, l’introspection, c’est une part de mon travail que tu retrouves dans ma vie, oui.
Le prochain voyage où vous pourrez croiser How To Dress Well, c’est au Pitchfork Festival Paris en novembre prochain.