Rocé

Au printemps dernier est sorti Identité en Crescendo, le second album de Rocé. Une écriture toujours aussi profonde, mais un nouveau label et un nouveau style de production, très axée free jazz. Bref, suffisamment de nouveauté pour titiller notre curiosité et vouloir en savoir plus. Rencontre avec l’homme.

Pour ce nouvel album, tu as signé chez NoFormat!… Comment s’est faite ton arrivée chez eux??

J’avais déjà l’idée du projet. Un pote les as démarché pour moi. En les rencontrant j’ai réalisé que je les connaissais déjà. Tout de suite ça a collé. Il y a immédiatement eu un parallèle évident entre "Identité en Crescendo" et la philosophie de NoFormat!. Ce label regroupe des artistes qui ne sont pas forcément identifiables, il n’y a pas d’évidence à leur réunion. Ce label est une division d’Universal Jazz. Mais ce que j’aime c’est que leur champ de vision est plus large. Pour moi ils n’ont pas appliqué la technique habituelle du street marketing Hip Hop. On a cherché à atteindre d’autres gens. On en a peut-être touché autant qu’un label classique, mais ils viennent d’univers plus diversifiés

Trois albums à tendance Jazz sont sortis en 2006: Oxmo Puccino, Abd El Malik et toi un peu avant… Que penses-tu de ces projets??

Ils sont tous différents. Il y a autant de styles que de rappeurs. C’est finalement comme les Américains, autant de genres que de groupes. J’apprécie le travail d’Oxmo, même si ce n’est pas du tout la même chose. Il y a aussi une explication à tout ça. En concert si tu veux avoir un son particulier, des instruments, le Jazz c’est ce qui convient le mieux au Rap.

Tu as joué au Point Ephémère cet automne dernier sur un plateau organisé par Génération88.2. Tu es passé juste après Kohndo qui n’a pas sorti d’album jazzy, mais se présente sur scène entouré d’un band. Ça te va qu’une radio fasse de cette tendance jazz une sorte de scène indé ?

Je fais les disques dont j’ai envie. Si je fais bien mon boulot, les gens comprennent ce que je veux. 88.2 a voulu faire un festival. Il s’est trouvé que ça s’est mis à ressembler à leur playlist. Du coup ils ont eu besoin de nous par nécessité d’objectivité sinon ils se seraient grillé à ne passer que les groupes avec lesquels ils ont des accords. Ça n’allait pas plus loin que ça. Je sais tout à fait comment ça se passe et je m’en tire bien.

A te voire sur scène, ça l’air d’être une vraie souffrance de te retrouver face au publique… C’est si viscéral que ça pour toi de monter sur scène ?

C’est un mélange entre le plaisir et la performance. Je joue avec les règles et les techniques. Mais au final c’est quand même un vrai plaisir, un dépassement. J’ai décidé qu’on ne serait que 3 sur scène. Même si tout seul les possibilités sont infinies et que ça donne le vertige, je préfère. Parce que si être pleins ne sert qu’à masquer les faiblesses, c’est dommage. On sera peut-être un peu plus nombreux plus tard, mais pour l’instant 3 c’est un bon équilibre. J’ai un vrai trac sur le premier morceau. On attaque les concerts par "L’un et le multiple" et ce n’est pas évident parce que la voix est très en valeur et le texte très lourd de sens. Mais je dois avouer que je progresse en aisance. Il aurait fallu me voire il y’a plusieurs années. A côté, mon trac d’aujourd’hui n’est rien !

"La musique est un cri qui vient de l’intérieur ?"

(rires)… Oui voilà !

Au festival "Sons d’Hiver’ en février, tu vas jouer avec Archie Shepp qui est également sur certains des morceaux de ton album. Ça représente quoi pour toi de jouer avec lui ?

Ce n’est pas évident. Ce n’est pas n’importe qui. Pour l’instant c’est moi qui dirige les musiciens, mais avec lui c’est impossible. Dans le rap, tu connais la musique à l’avance, la durée exacte, parce qu’elle sort des machines et du dj. Tu sais aussi quels textes tu vas sortir. Là je ne sais pas à quoi m’attendre, le premier truc imprévu chamboule tout. Tout se passe au feeling dans le free jazz. La seule chose sûre est l’invitation. C’est Rocé featuring Archie Shepp. Le reste, surprise !

Tu sembles avoir une grosse culture musicale et dans tes textes on retrouve beaucoup de références littéraires… Ta sensibilité tend plutôt vers quoi ?

Plein de choses… Pour ce qui est de la musique, je ne sais plus quoi écouter pour me détendre. A chaque fois que j’écoute quelque chose, je suis en permanence en train d’y chercher des trucs à prendre pour mes productions. Sinon je suis pas mal fasciné par l’oeuvre de Quincy Jones. Justement pour tout ce qu’il a fait niveau production. C’est incroyable. En littérature, je suis sur Milan Kundera ces temps-ci. Mais en général je vais dans tous les sens.

On ne le sait pas forcément, mais tu as commencé aux côtés d’une des grosses familles du rap français… Tu peux nous en dire plus sur tes débuts dans ce milieu ?

J’ai grandi à Thiais et vers mes 12 / 14 ans j’étais connecté avec Idéal J et Idéal Sénior qui est devenu Different Teep. En 96 Manu Key a écouté ma maquette de "Respect". Il a voulu mettre le morceau sur l’album de Different Teep. Et puis tout s’est enchaîné. Mehdi a sorti mon premier maxi sur Espionnage. C’était "Pour l’Horizon", distribué par ce qui est devenu Chronowax. Mon frère Ismael s’est toujours occupé de mes productions à l’époque même si ce n’étaient pas toujours les siennes qui sortaient sur disque. Carlito a ensuite rejoint Espionnage. Puis Chronowax s’est transformé en un label et j’ai été leur premier artiste en production. Voilà c’est tout ce qui concerne mes débuts, de 94 à 2002. Puis ça a été la sortie de mon premier album, "Top Départ" produit par Mehdi avec des featuring de Manu Key et JL.

Quels sont tes rapports aujourd’hui avec ces gens ?

Pour ceux que j’ai invité ce sont des gens que j’apprécie. Je fais justement très attention aux gens que j’invite sur mes projets. Ce ne sera jamais la tête d’affiche du moment avec qui je regretterai d’avoir collaborer quelques années après. Il y a deux choses qui doivent passer, le côté humain et le côté artistique. A une époque, on m’a proposé de faire un couplet sur un morceau de Moby. J’ai refusé parce que je ne pense rien de sa musique et encore moins du type. De toute façon il leur fallait un rappeur français, le genre de truc où t’es interchangeable. Je n’aime pas me plier au jeu. Je fais ce que je veux parce que je fais de la musique. C’est le seul endroit où je bosse en refusant d’avoir un patron. Sinon, avec les rappeurs en général, on a juste un rapport de courtoisie aujourd’hui. Au début tu fais avec les amis que tu as, ton environnement, et c’est normal. Mais j’ai voulu me diriger de tout ça pour faire mes propres choix. Il n’y a rien de définitif à cet éloignement. Chronowax a fermé en 2004, mais je les avais déjà quittés. Je me suis renfermé dans ma bulle, j’habitais déjà à Paris. J’ai rencontré Djohar en 2002 avec qui j’ai coécrit "Identité en Crescendo". Ce deuxième album est le fruit de notre monde, il est plus personnel.

La pochette d’ "Identité en Crescendo" reprend une pièce de JayOne… Tu es très impliqué dans la culture Hip Hop en général??

J’ai toujours eu une touche graffiti. En 97 JayOne avait fait mon logo déjà. Puis la pochette de "Top Départ" a été faite par Satur. Ce n’était pas particulièrement prévu, mais mon nouvel album reprend une toile de JayOne, J’ai vu la toile, j’ai immédiatement pensé qu’elle serait parfaite pour la pochette, il se trouvait qu’elle était de Jay. Ç fait une logique, c’est tant mieux. Il n’y a pas de rupture comme ça. Mais, on a chacun notre voie, eux la peinture, moi la musique. Je ne cherche pas plus de connexions que ça.

Tu as écrit le scénario de "The Funk Hunt", un Kourtrajmé réalisé par Romain Gavras… Ça s’est fait comment ?

J’avais déjà écrit le scénario. Je l’ai donné à Mehdi pour qu’il fasse un son qui collerait dessus. Il avait un morceau vraiment canon mais qui était destiné au 113 et c’est devenu "Prince de la Ville". Ensuite Romain Gavras est parti tourner le film à New York. On a refait une autre musique une fois le film terminé mais elle est en dessous du premier morceau de Mehdi. Pour la musique, chacun a fait sa partie en fonction de l’époque dans le film, Kifondat, Lord Funk et moi, c’était bien de travailler comme ça.

On doit souvent t’en parler mais, est-ce que c’est le métissage dont tu es issue et ta pluri-culture qui t’aident à avoir autant de recul sur l’Humanité, la France, la politique, la culture ?

Ça m’aide à avoir du recul dans un contexte donné. Je ne me suis jamais retrouvé protégé par telle ou telle communauté. Du coup je ne suis pas le porte-parole d’un groupe précis. Mais ce n’est pas par multi appartenance que j’ai pris conscience de ça. Vu que je n’avais pas de protection particulière, j’ai évité le repli communautaire. De plus en plus de gens réalisent que le manque de curiosité est malsain. Moi je le sais du fait de ne pas pouvoir entrer dans un cliché. Tout en n’étant pas attentiste, j’ai énormément d’exigence envers les gens, pas de la dureté, de l’exigence. Je suis né en Algérie, c’est donc normal que ça fasse partie de mes préoccupations. Mais sans que chacun de mes morceaux soit un tract, je tiens à la libération de l’identité. Mon premier album était pour le Hip Hop, mon second parle à l’Humanité comme dit Djohar, pour la suite, on verra…

Quel est ton sentiment sur la visibilité du Rap et des rappeurs dans les médias ?

Aujourd’hui les médias font tout. Sans les médias, on a l’impression qu’on n’aurait pas d’existence. Maintenant pour ce qui est du Rap, les médias l’ont rendu comme ils le voyaient. Foncièrement ils veulent que l’on dise ce qu’ils attendent. Désormais le Rap est intégré, il est compris, attendu dans un certain style. Il ne peut plus être transgressif puisqu’il est si médiatisé, codifié. Il n’y a quasiment plus de médias qui laissent aux artistes la liberté de développer des idées nouvelles ou différentes.

Tu dis: "Sortir le Rap de l’enfance tel est mon rêve d’enfant". Quel est le reproche majeur que tu fais à cette musique??

Le Rap est gagatisé. Il est devenu le plus facile possible. Il n’y a plus de messages, c’est seulement du constat. Finalement tous les rappeurs vivent plus ou moins la même chose, la cité, etc. Alors ils voient qu’untel fait son beurre en racontant un truc qui est leur quotidien aussi, du coup ils font la même chose puisque ça marche. C’est devenu un fonds de commerce. Quand c’est différent ça commence par effrayer. Ce n’est qu’à force d’insistance que les gens finissent par tendre une oreille, mais c’est long. Finalement la critique que je fais au Rap est la même que je fais à la Société, on y retrouve les mêmes racismes, les mêmes clichés. Elle est loin l’époque où jeune, je voulais montrer aux grands rappeurs ce dont j’étais capable. À l’époque les premiers albums étaient cent fois plus matures que tout ce qui sort maintenant. Mais les anciens vieillissent mal. On se déguise pour rentrer dans les clichés.

Propos recueillis et transcrits par Thibault pour 90BPM
Février 2007