Moitié de Fuckaloop et membre de la Superfamille Conne, auteur notamment du sublime morceau « Bâtard Sensible », Para One est sans aucun doute l’un des producteurs français les plus inventifs. Rencontre avec l’artiste alors qu’il s’apprête à sortir son nouveau maxi solo chez Institubes.
Quand a commencé la conception des sons et l’enregistrement de l’album ?
La conception des sons a commencé pendant l’été 2003. L’enregistrement également, puisque « Dans le Club » date de cette période. Mais le vrai moment de travail intensif d’enregistrement s’est étalé sur deux, trois mois : entre Mars et Mai 2004.
Quel morceau as-tu produit en premier et quel est le plus récent ?
« Dans le Club » est le point de départ. « Catalogue » est le dernier arrivé.
Dans quel état d’esprit étais-tu au début de la composition de tes sons ? Qu’écoutais tu à l’époque ?
Je ne sais pas vraiment ce que j’écoutais. J’entendais des choses, c’est certain : des génériques de télé-réalité, des annonces dans le métro, de la musique agressive en boîte de nuit. De mon propre chef, je ne mettais que des disques baroques : Bach, Pergolèse. Quand tu travailles toute la journée sur de l’électro, tu ne peux plus en écouter. De toute façon, je suis un peu lent dans ce domaine : mes amis me font découvrir plein de choses que je mets du temps à m’approprier.
Tu composais à partir de thèmes ou d’acapella ou tu présentais un éventail d’instrus aux artistes? Assistaient-ils à tes "moments de création"?
La composition à proprement parler, c’est un moment très privé, très solitaire – en tous cas pour moi. Composer devant des gens, c’est un cauchemar comme arriver tout nu à l’école. Les mélodies arrivent à des moments précis, et ce n’est jamais un hasard. Ca ne sert à rien de le théoriser ou de l’attendre. On ne peut pas se donner rendez-vous pour ça. Par contre, les autres membres du groupe sont intervenus très souvent, sur tous les morceaux, pour donner leur avis et rectifier le tir par rapport à l’ensemble. On a tous un peu été les sages-femmes les uns des autres : on se faisait accoucher les textes, les rythmiques… Pour ce qui est de l’ordre d’exécution, ça s’est fait différemment pour chaque morceau : pour certains, il existait un « vrai » instru et les rappeurs écrivaient dessus. Pour d’autres, ils ont posé sur des bases très minimales, de quoi tenir le tempo, et je faisais ma sauce derrière. C’est le cas de « J’ai pas sommeil ». En tous cas, même si des sons existaient, très peu sont restés tels quels. Avancer sur un morceau, c’est beaucoup de remises en question. « Bâtard sensible » par exemple, a énormément changé au cours de ce travail. Il ne ressemble plus du tout à sa maquette et c’est tant mieux. On a opéré comme un déplacement, un voyage jusqu’à une destination précise qu’on pourrait appeler la forme juste du track.
Avec quoi produis tu? Ton matériel et ta façon de produire ont t-ils évolués depuis ton premier maxi solo instrumental en 2001? As-tu complètement arrêté l’usage du sample par exemple ?
Je ne produis plus qu’avec des logiciels. Beaucoup de gens te diront que c’est une hérésie : ils mentent. On s’est assez battu avec des fans de grunge qui niaient le sampleur en tant qu’instrument, je ne vois pas pourquoi à notre tour on refuserait de passer à l’étape suivante, surtout qu’elle est logique. La continuité est évidente ; l’ordinateur est juste plus rapide, plus performant, plus agréable. Après, j’espère qu’on tordra le coup à cette mythologie du grain des sampleurs. Le grain, c’est toi qui le décides. Ce n’est pas aux machines de le faire à ta place. Je crois beaucoup au travail sur le son, à la recherche de nouvelles textures. C’est comme ça qu’on pourra imposer une approche inédite de la musique. Se réfugier dans la chaleur de telle ou telle boîte à rythmes, c’est comme se cacher derrière le « diggin’ » : à la fin tu as juste de la poussière sur les doigts et les gens passent te voir le dimanche pour boire du thé. J’ai donc laissé tombé mon S2000 et mon Cazio FZ-1, qui ne me sert plus que comme clavier maître. Et je ne sample jamais de disques. Il y a tellement d’autres choses à enregistrer : tes propres bruits de bouche, une cuillère, un petit animal… Cela dit je ne fais que très rarement des sessions comme ça. Je charcute mes vieux fichiers pour en extraire du nouveau. On peut tout faire avec presque rien. Les softs que j’utilise sont parfois les plus cheaps.
Tu es certainement un des producteurs français qui a le plus évolué dans sa façon de produire quand on se remémore ta production pour Antilop SA, sortie il y a seulement 4 ans ou encore tes productions sur les mixtapes Quality Streetz. Comment est venu ce changement ? Par quoi a t-il été influencé musicalement parlant, est-ce que ta rencontre avec TTC a été déterminante dans cette nouvelle étape musicale ?
En fait, tout ce chemin n’a eu qu’une seule destination : la sincérité. J’estime pouvoir dire aujourd’hui que ma musique est beaucoup plus proche de moi qu’elle ne l’a jamais été. C’est une valeur à laquelle je crois, dans un univers pétri de codes et de dogmes – auxquels j’ai moi-même adhéré un temps. Il a fallu éprouver le chemin « inspiration / concrétisation / recul » un certain nombre de fois pour en arriver là. Et aussi, naturellement, rencontrer des personnes qui admettaient ma musique telle qu’elle était vraiment. Un peu comme un handicapé arrête de faire semblant de savoir marcher. TTC, ce sont des handicapés comme moi, on est tous dans nos fauteuils roulants et on est sûrs d’avoir raison. Donc forcément, la rencontre a été décisive, comme ont été décisives la formation de F.A.L. avec Tacteel, la naissance d’Institubes avec JR, Etienne et Orio, etc… De même qu’en leur temps les collaborations avec Antilop, Quality Streez et même Cut Killer. TTC, ce sont les premiers à avoir pointé du doigt des instrus que je faisais un peu en secret (« Pas d’Armure » par exemple) en sachant pertinemment qu’ils ne seraient pas tolérés par les membres d’une communauté rap dans laquelle je baignais depuis l’adolescence. Mais ce qui me fait dire ça, c’est qu’en réécoutant des trucs que j’avais faits gamin, j’ai retrouvé beaucoup de points communs avec des travaux plus récents comme « Beat Down » ou « J’ai pas sommeil ».
Tu as eu l’habitude de travailler avec plusieurs "scènes", de Iris à Soklak en passant par Sept. Aujourd’hui tu sembles être essentiellement présent auprès de TTC et du label Institubes sur lequel tu sortiras ton nouveau maxi. Certains y voyaient une versatilité et un équilibre, d’autres une sorte de grand écart incohérent : comment te sens-tu par rapport à cela aujourd’hui ? TTC est-il aujourd’hui le seul groupe qui reflète complètement ta façon de "penser" et de créer la musique ?
Disons que TTC reflète très largement, même si encore partiellement, ma façon de voir la musique aujourd’hui. De même que Tacteel, ou d’autres personnes encore. Il est clair que je m’éloigne des sons « à l’ancienne », même si je pourrais y revenir. Mais aussi, je m’éloigne du rap, tout simplement. Quand tu as baigné dans le hip hop un certain temps, il est sain de savoir prendre du recul, c’est une manière de respecter cette forme d’expression qui peut être émouvante si elle n’est pas enfermée. J’ai juste envie de suivre mon instinct pour le moment, et surtout de prendre des risques. Etre aux côtés de TTC est un très bon endroit pour ça. C’est le meilleur groupe de rap du monde. Quand à l’équilibre… Je ne crois pas. Tous les musiciens rêvent de mettre leur art dans la balance et que tout se casse la gueule, on ne fait pas tout ça pour garder un « équilibre ». C’est un geste beaucoup plus sauvage que ça, de faire de la musique. Sinon on vote Bayrou directement ! Versatile, oui, mais c’est très violent la versatilité, c’est pas du tout normal. Donc si c’est un grand écart, si c’est choquant, incohérent, dérangeant, tout ça me va. Mais l’ennui, l’équilibre, non.
La production de "Bâtard Sensible" est particulièrement bluffante et sort
complètement des cannons du hiphop. Quel était le challenge sur cet album ? De quelle manière vouliez-vous surprendre ?
On voulait faire notre « Thriller ». Ca a donné autre chose, mais c’est bien, finalement. C’est « réalisé », et à peu près abouti je pense. Le but du jeu, c’était d’empiler du travail, beaucoup de travail sur le talent préexistant du groupe, tout en gardant l’attitude branleur et la fraîcheur du propos. Savoir par exemple, maîtriser à l’extrême un texte et pourtant le rapper avec du feeling – quitte à revenir aux maquettes si le studio tue la spontanéité. Savoir aussi accrocher l’oreille à la première écoute tout en excitant l’intelligence de l’auditeur, sa curiosité, en le maintenant en éveil jusqu’à le déranger avec des recherches sonores un peu poussées. Quand aux canons du hip hop, pour moi ce sont des attitudes comme celles de Public Enemy, De la Soul ou N.W.A. qui les ont forgés. Ce sont des groupes très différents, qui ont coexisté pourtant dans les mêmes discothèques. TTC s’affirme comme un groupe avec une attitude, une image et une musique, c’est tant mieux. J’admire leur constance, depuis le début à suivre une voie très risquée, très pointue, leur capacité à avancer à contre-courant. C’est ce qui m’a inspiré et encouragé en grande partie.
De toute ta discographie, quel est ton top 5 des morceaux dont tu es le plus fier et pourquoi ?
1-J’ai pas sommeil
2-Nobody Cares
3-Dans le Club
4-Hélium Liquide
5-Pas d’Armure
Impossible de dire pourquoi. A cause des filles peut-être, comme tout le reste.
Remix pour Animal Machine, Stacs Of Stamina … Quels sont les artistes pour qui tu as remixés ? Comment se sont faites les rencontres? Le travail de remixeur est-il différent de celui de producteur dans ta façon de concevoir ton instrumentale et si oui en quoi? Exemples de remixes/remixeurs qui t’ont particulièrement emballés ? Par qui aimerais tu être remixé ?
J’ai remixé Agoria, Crazy Bald Head, Animal Machine, Stacs Of Stamina. J’ai trouvé ça super. Tout s’est fait très simplement : une rencontre, un CD avec des parties séparées… Et à chaque fois la liberté maximum, sinon ça n’est pas possible. C’est un travail différent, effectivement, on se sent plus capable d’inventer, il y a déjà de la matière, et puis c’est comme un challenge. J’aimerais bien être remixé par… Je ne sais pas. Par des amis, peut-être. C’est ce qui m’intéresserait le plus.
Un mot sur chaque artiste de TTC quant à leur performance sur le nouvel
album, leurs points forts, le morceau sur lequel tu trouves leur démarche la plus aboutie.
Tido, l’avantage c’est qu’il est noir : on a l’impression d’exister dans le rap quand il est là. Blague à part, la force de Tido c’est sa capacité à trouver des phrases un peu choc, parfois absurdes mais appuyées avec une diction particulière qui fait qu’au final, sur l’album, ce sont des paroles de Tido qui me restent le plus dans la tête. Sa voix aussi, est un avantage. Sur scène ça se ressent particulièrement. J’adore ce qu’il fait sur « Le chant des hommes ».
Cuiz a ce côté latin, charmeur, souriant, il sait faire passer dans sa voix une émotion très précise, et ce parce qu’il a la bouche tordue quand il parle à cause de sa surdité partielle. Au final, il a un côté « sourire dans la voix » qui lui permet de faire passer même les lyrics les plus hardcore en restant sympa. Il y a tellement de rappeurs antipathiques… Son couplet sur «
J’y pense. Mais je dois faire passer encore du temps pour vraiment marquer la différence avec ce que j’ai pu faire avant. Il faut que je sois le plus proche possible de qui je suis pour de vrai aujourd’hui. Tek m’en parle souvent, il me motive. Ca viendra sans doute un peu plus tard. Fuckaloop et Tacteel … En quoi la démarche est-elle là aussi différente de
ton travail en solo ?
La démarche est différente parce qu’avec Tacteel, on cherche à exprimer quelque chose d’inconscient, le groupe marche vraiment à l’instinct et pour ça le live est une option libératrice. Quand je travaille en solo, c’est en plein éveil. Chaque geste est calculé, chaque avancée se mérite par un travail très long. Au sein de Fuck a Loop, on attaque d’emblée avec de la matière, et on la met en mouvement en temps réel. On voyage dans la nuit. C’est un vrai lieu de découverte et d’amusement. D’angoisse aussi parfois, parce que la scène est un moment qui peut être violent quand même. On se remet en question très souvent, on change de formule, on essaie des choses en prenant le risque de perdre le public. Mais quand ça marche c’est indescriptible.
Quelque(s) classique(s) que tu joueras toujours en soirée avec La Super Famille Conne ,
Madness « Baggy Trousers ».
Ton prochain maxi, dans la continuité de ton travail avec TTC ou encore une nouvelle étape ?
Je sors du mastering en fait. Je n’ai pas tellement de recul, mais je le vois comme un objet assez singulier, qui marque une certaine différence d’avec « Beat Down » ou « Bâtards Sensibles », même si on me reconnaît quand même facilement. J’ai voulu faire des morceaux changeants, évolutifs, quite à étonner, pour maintenir l’écoute en éveil. Du coup il y a une part de risque avec ce maxi mais je l’assume pleinement : on n’est pas là pour servir une attente mais pour créer, pour déranger aussi. Tout, mais pas le confort. De toutes façons c’est encore difficile de percevoir ce disque pleinement, parce que contrairement à « Beat Down » qui était un EP, un objet en soi, celui-ci est clairement une antichambre de mon album qui arrivera début 2005.16-Dernière découverte (ou bonne surprise) musicale?Errorsmith. A cause du son : l’intelligence d’un musicien passe beaucoup par le son. Tu sais que les mecs d’APC par exemple, sont intelligents parce qu’ils ont un beau son. Errorsmith, c’est pareil.
Dernière déception musicale ?
Je ne suis pas déçu, en général, car je n’attends rien. Ca m’étonne toujours quand un artiste continue de faire de la musique excitante après un certain nombre de disques.
L’album que tu attends le plus d’içi la fin de l’année/début 2005 ?
Peut-être Vitalic. Je devrais trouver ça bien, au vu du maxi. Son évolution me plaît.
As tu encore un quelconque espoir/intérêt dans le rap français (autres que TTC bien évidemment)…y’a t-ils des producteurs et des rappeurs qui te font un peu d’effet ?
Je n’écoute vraiment pas de rap français, mais de temps en temps je passe chez mon pote Globe et il me fait écouter ce qu’il reçoit pour son émission. Parfois c’est pas mal, souvent ça fait rire, rarement c’est vraiment bien. Mais j’ai très peur d’une tendance « adulte » qui se pointe dans le rap français, je crois que je préfère encore les stickers pixellisés avec des fautes d’orthographe.
Etiquette oblige, si ton disque ne devait être présent que dans un seul bac, tu choissirais
Le disquaire parisien, lieu de tes diggeries ?
Il n’y a pas de vrai bon disquaire à Paris. On finit toujours par trouver des choses en se déplaçant d’un lieu à l’autre, mais je n’en ai plus la force. En fait depuis que j’ai vu les magasins à Tokyo je suis traumatisé.
Cinéma pour terminer…tes fans savent sûrement que tu fais la Femis. Où en es-tu ? Quand peut-on espérer voir quelque chose de toi, le clip t’intéresse t-il ? Des projets de B.O de courts métrages ou longs métrages ?
Le clip ne m’avait jamais intéressé jusque là, mais ça commence. J’aimerais mettre en images un morceau sur mon album, par exemple. Et je vais bien finir par clipper TTC aussi. Mais tout ça est une question de temps, je veux finaliser les choses au mieux et j’ai réalisé 5 films, courts ou moyens métrages, en deux ans. Tout ça s’enchaîne un peu trop. Ceux qui fréquentent les festivals ont pu voir « Charlotte quelque part » ou « Les premières communions » . « Charlotte quelque part » devait être acheté par Arte mais a été bloqué par des problèmes de diffusion liés au droit à l’image des personnes filmées. Le nouveau, « Cache ta joie », est un moyen métrage d’une demi-heure, en 35 mm. Il sera visible à son tour dès que je l’aurai terminé, c’est à dire début 2005. J’en ai fait la musique originale, mais ça n’est pas très important.