Rencontre avec David Simon, créateur de The Wire

(David Simon, l’homme au béret noir, était présent avec sa bouteille de whisky. À sa gauche, Jérôme Schmidt, fondateur des éditions Inculte, en intervieweur.)

The Wire (en français, Sur Écoute) est une de ces formidables séries à « plus value » sociologique : outre la trame fictive, très prenante et engageante, la narration y est mue par ce regard documentaire et immersif, de ceux que l’on retrouve dans les enquêtes les mieux ficelées.
Regarder The Wire (HBO) , c’est se plonger dans l’univers de la criminalité à Baltimore, à travers ceux qui la vivent au quotidien : les policiers, les journalistes, les trafiquants et les résidents. Et pour cause : pour mener à bien cette série réaliste, David Simon (son créateur) a collaboré avec Ed Burns, scénariste et surtout… ancien officier de police à Baltimore, dans les départements narcotique et homicide.

Cette année, Baltimore, le livre-documentaire de David Simon (qui a été adapté dans les séries Homicide et The Corner, avant de lui servir d’ébauche pour The Wire) sort en France aux éditions Sonatine. La librairie le Monte-en-l’Air en a profité pour inviter l’auteur, journaliste et scénariste, à venir parler de cette incroyable aventure qui l’a amené à suivre la brigade criminelle de Baltimore pendant un an, coucher à plat cette immersion et créer ensuite ce que beaucoup décrivent comme « la meilleure série de tous les temps ». On y était.

On vous connaît aujourd’hui comme le scénariste de The Wire. Mais au début, vous étiez journaliste.

J’ai été reporter au Baltimore Sun, le principal journal dans cette ville américaine de taille moyenne. À ce moment-là, Baltimore était une cité très ouvrière, et complètement tournée vers l’industrie maritime, puisqu’elle est le 3e port des États-Unis. Une ville qui se développe au milieu des aciéries, donc. Je suis arrivé là-bas dans les années 80, quand l’industrialisation a commencé. Au Baltimore Sun, tous les jeunes reporters étaient chargés de s’occuper des affaires de la police, de 16h à 1h du matin. L’idée, c’est que si tu étais malin, tu étais vite promu. Moi, j’ai réussi à ne jamais être promu.

Comment en êtes-vous arrivé à écrire Baltimore ?

Tous les jours pendant 4 ans, j’ai eu à couvrir les homicides à Baltimore pour le journal. Quand tu traites de ce genre de faits, tu n’es jamais confronté au sang et à la chair. Tu ne fais que reporter, factuellement, des événements du type « hier, un jeune homme a trouvé la mort ». Et puis, à l’automne 1987, je me suis dit « pourquoi ne pas écrire l’histoire différemment ? » J’ai eu envie de raconter ce qu’il se passait en étant au plus près des événements. Alors j’ai contacté le chef de police à Baltimore, et je lui ai tout simplement demandé « me laisseriez-vous passer du temps avec la police, pendant 1 an ? » Aussi surprenant que cela puisse paraître, il a dit oui.

Il a tout de suite accepté ?

Oui. Et je ne sais toujours pas pourquoi. D’ailleurs, 1 an et demi après, il est mort. Je n’ai jamais eu l’occasion de lui re-parler avant le livre. Les détectives, souvent connus pour le cynisme et l’humour noir que leur métier les pousse à développer, sont venus me voir et m’ont dit « tu sais, il avait une tumeur au cerveau. C’est la seule explication qu’on trouve au fait qu’il ait accepté ta requête ».

Ça n’a pas été difficile de s’intégrer dans une unité de police qui a dû se sentir « surveillée » par votre présence ?

Effectivement, les policiers n’étaient pas franchement ravis de voir un journaliste, du jour au lendemain, débarquer dans leurs services. Mais j’ai tout fait pour les amadouer : j’ai joué l’idiot. Je posais des questions débiles et faisais l’ingénu. Alors ils se sont vite pris de sympathie pour moi : je suis devenu la cible des railleries, ils se moquaient régulièrement de moi, je dirais qu’ils m’ont en quelque sorte bizuté avant de m’accepter complètement avec eux. C’était leur façon à eux d’enfin se sentir à l’aise avec moi.

En commençant cette immersion, aviez-vous déjà une idée précise de ce que vous vouliez en tirer ?

Il y a plusieurs oeuvres qui m’ont touché et beaucoup influencé. J’en retiens deux. Il y a The Soul of a New Machine, de Tracy Kidder. L’auteur a suivi des programmateurs informatiques dans la Silicon Valley, au tout début de la révolution technologique. Bon, ça a l’air chiant dit comme ça, mais c’est un ouvrage passionnant. Ensuite, il y a Ball Four, un bouquin que j’ai découvert à l’âge de 10 ans. C’est l’histoire d’une équipe de base-ball en perdition, avec un regard plus particulier sur un joueur lambda, pas spécialement sous les feux de la rampe. Ce livre décrit le quotidien de ces 25 hommes, avec en toile de fond cette société américaine bouleversée par la guerre du Viet-Nam, l’arrivée des hippies, tout ça. Jim Bouton, l’auteur, a somptueusement réussi à capter le côté humain de ces joueurs, souvent enfermés dans leurs rôles d’icônes, aux États-Unis. J’ai relu ce livre à l’âge de 13 ans, puis à 17 et 18 ans. À chaque lecture, je comprenais de mieux en mieux l’esprit de la narration et sa complexité.

Ce sont ces histoires d’insiders qui vous ont donné envie d’être sur le terrain ?

Ball Four est l’histoire d’une équipe de base ball. C’est drôle, mais l’unité homicide de Baltimore, c’est 30 policiers. Pas de stade ni de vestiaire, mais le même esprit d’équipe, la même pression. C’est ce qui m’a intéressé.

Dans quel état d’esprit étiez-vous, au début de cette immersion ?

On était en janvier 1988. J’avais 27 ans. Je pesais 10 kilos de moins, peut-être même 12. J’avais encore des cheveux. Bref, j’avais 27 ans, j’étais jeune et mon mariage venait de s’effondrer. Je vivais alors dans cette maison complètement vide, parce que ma femme était partie avec tous les meubles. Et je roulais dans une caisse pourrie, parce qu’elle s’était aussi barrée avec la meilleure voiture. C’était la merde. Et pourtant, je l’ignorais, mais j’étais sur le point de vivre la meilleure année de ma vie. C’était le parfait moment pour m’abandonner complètement au tourbillon de cette immersion.

Comment ça s’est passé exactement ?

La brigade n’avait pas menti : ils m’ont vraiment laissé aller où je voulais. Partout où les policiers devaient se rendre, j’ai eu le droit de les accompagner. C’est comme ça que je me suis rendu sur les lieux de 120 meurtres, 3 fois plus pour les suicides, overdoses et agressions en tout genre. J’ai aussi été à la morgue, suivi les autopsies, les audiences au tribunal… Partout. Je n’ai eu aucune restriction, ce qui est primordial quand on veut observer un certain microcosme et sa vie quotidienne.

Qu’est-ce que vous retenez le plus de cette expérience ?

Aujourd’hui encore, je me souviens de tous les détails de la première scène de meurtre à laquelle je me suis rendu. Le type s’appelait Kenny Mind, il était mort dans son appartement. Une balle dans l’oeil gauche. Je me souviens encore du courrier de relance de sa facture d’eau impayée, qui traînait sur le sol. Je me souviens parfaitement du coloriage que sa fille lui avait fait, accroché sur le frigo. Il y avait aussi ce sac de riz, rempli de résidu de coke. Le type était dealer de drogues. Son partenaire de crimes s’appelait Eddy Kerry. Je me rappelle qu’il a déboulé sur la scène de crime, en panique, et a tout de suite avoué qu’il travaillait avec Kenny, mais juré qu’il n’avait rien à voir avec le meurtre, et qu’il n’avait d’ailleurs aucune idée de qui avait bien pu faire ça. Je me souviens parfaitement de son visage. Je n’ai rien oublié de cette scène. Mais ce qui me surprendra toujours, c’est comment le meurtre s’est vite banalisé dans mon esprit. Au début, la mort relevait de l’extra-ordinaire. Et peu à peu, elle s’est banalisée. J’étais face à cette entreprise du meurtre, tous les jours en plein coeur de cette usine des enquêtes sur les homicides, dans une société où la mort est devenue monnaie courante. Cet univers dans lequel la mort devient un non-événement… C’est aussi de ça que parle le livre.

                                                  

À Baltimore comme dans d’autres villes américaines, le centre-ville semble être le théâtre d’une véritable misère sociale. Ce qui est différent de nos villes françaises, dans lesquelles le centre-ville est toujours gentrifié.

Ça se résume à l’histoire des autoroutes d’Eisenhower. Aux États-Unis, l’argent est parti en périphérie dès la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Eisenhower, qui était militaire dans les années 20, a passé une de ses premières missions à conduire un convoi de camions à travers tout le pays. Ça lui a pris 3 mois tant les routes étaient merdiques. Cette expérience, il ne l’a apparemment jamais oublié puisque quand il est devenu président, son premier projet de travaux publics a été de revoir l’intégralité du réseau autoroutier du pays. Il y a quelque chose dans le psychisme américain de clairement anti-urbain. On le voit notamment dans les westerns. On a vendu aux  citoyens américains l’idéal d’une vie tranquille dans une banlieue calme, une maison, une pelouse tout autour, une allée, un petit garage et une voiture. C’est cet idéal qui a conduit à la grande migration de l’argent, des centre-villes aux banlieues. Ça ne dérange aucun Américain de faire 20 minutes de trajet en voiture pour aller au travail, si ça suppose pouvoir vivre au calme et loin du centre. Le résultat de cet imaginaire, ça a été la ségrégation sociale et économique des villes. Les efforts publics se sont concentrés sur les banlieues, c’est là qu’on y a construit les meilleures infrastructures. Les centre-villes se sont retrouvés délaissés. Baltimore, c’est donc ça : une grosse concentration de ports, et des noirs et latinos qui rêvent d’acheter une maison à l’extérieur de la ville maintenant que leur combat pour les droits civiques a été atteint. Cette pauvreté, c’est un vrai drame urbain. C’est la conséquence directe d’une mauvaise organisation sociale.

C’est aussi un peu l’histoire de Treme…

Oui, même si ce sont deux histoires différentes. En tout cas devrais-je dire, si j’ai écrit deux fois la même histoire, c’est un échec, parce que la vie est trop courte pour qu’on puisse perdre du temps à blablater. Disons que Treme évoque surtout l’idée de la ville en tant que concept. Le truc c’est que la réaction du public avec The Wire, The Corner et Homicides m’avait vachement choqué : beaucoup d’Américains ont regardé ces séries et en sont venus à la conclusion que je n’avais plus d’espoir en l’idée de ville. Ils ont été nombreux à croire que mon propos était de dire que l’entité de la ville était morte. Ce n’était pourtant pas du tout mon intention. Je ne pense pas que la ville se meurt, ni aux États-Unis, ni en Europe, ni ailleurs. J’ai même la conviction que notre humanité va apprendre à se repenser en termes d’urbanisme, que l’on va se sentir de plus en plus « urbains ». L’idolâtrie pastorale se meurt tous les jours un peu plus. Regardez à Karachi, au Pakistan, par exemple : c’est une ville qui comportait 400 000 habitants en 1945, et aujourd’hui ils sont presque 30 millions. L’avenir de l’humanité se situe dans le défi du bien vivre ensemble. Il va falloir apprendre à cohabiter en harmonie, sinon ça risque d’être vite la merde. Ce que j’ai voulu montrer dans Treme, c’est l’esprit joyeux du melting-pot américain. Je crois que le seul vrai cadeau que les États-Unis ont laissé au monde (à part peut-être les jeans Levi’s et les cheeseburgers…), c’est la musique afro-américaine. La gamme pentatonique, la tierce mineure… C’est cette musique qui a permis le blues, le rock’n’roll, le jazz, le hip-hop… Que j’aille à Mogadishow, Dakar, Johannesburg ou Marseille, aujourd’hui il suffit qu’il y ait un poste de radio quelque part dans la pièce pour que je puisse entendre le résultat des influences de la musique afro-américaine dans les chansons actuelles. Or, le quartier de Tremé dans la Nouvelle Orléans, c’est quoi ? 8 pâtées de maisons, rien de plus. J’ai conçu la série comme une ode à la ville. Treme parle de toute la richesse de la Nouvelle Orléans.

Est-ce que l’écriture à long terme et l’immersion est une façon pour vous de vous opposer à l’écriture « actu chaude » habituellement pratiquée par les journalistes ?

Le support du livre est différent de celui des médias. On peut « consommer » le journalisme, au sens où on peut zapper sur la télé, on peut changer de chaîne sur un poste radio, on peut abandonner la lecture d’un article. Dans le cas d’un livre, je crois que celui qui fait la démarche d’acheter une oeuvre s’engage presque à la lire jusqu’au bout. Si je ne délivre pas dans la première moitié du livre ce pour quoi le lecteur a acheté le bouquin, il y a de fortes chances pour qu’il lise tout jusqu’à ce qu’il se trouve ce qu’il est venu chercher. Je profite de cet avantage pour déployer au maximum, dans les détails et patiemment, mon récit. C’est la force de l’écriture longue.