LES HÉROS MEURENT PAR L’OUBLI, L’IGNORANCE OU LE DÉNI. R.A. THE RUGGED MAN VIENT NOUS LE RAPPELER SUR SON NOUVEL OPUS.
R.A. The Rugged Man représente peut-être ce qui est le plus paradoxal dans le hip hop. Le natif de New-York est respecté de tous mais n’a jamais connu la carrière qu’il méritait. En tout cas celle qu’il avait épousé au début des années 2000 en tant qu’artiste indépendant (après avoir signé chez Jive et Priority Records la décennie d’avant). Trop underground pour certains, trop roots pour d’autres, pas assez putassier pour les derniers, il reconnait lui-même n’avoir pas été un bon homme d’affaire pour gérer son parcours.
C’est que le bonhomme fonctionne à l’instinct, celui qui fait de lui l’un des jongleurs de mots les plus affûtés encore aujourd’hui. Il a passé sa vie à bouger, observer, provoquer et dénoncer, bref à vivre. Un instinct qui l’a conduit à rester à Berlin il y a quelques années après avoir rencontré la mère de ses enfants à l’occasion d’une tournée en Allemagne. Cet éloignement de son île natale lui a permis de prendre du recul et de relever davantage les incongruités de ce monde.
La comparaison des époques, des tendances et des écoles a toujours eu lieu. Elle est plus que jamais de mise aujourd’hui à l’heure où les albums cultes fêtent leurs dates anniversaires et où les nouvelles générations continuent à construire leurs propres histoires. La question que se pose R.A. The Rugged Man, c’est comment et sur quelles bases ces dernières alimentent leur background. « All My Heroes Are Dead » dénonce tout cela.
A l’instar du récent album de Enemy Radio, il y est question du processus qui élève les stars d’aujourd’hui. Un acheminement trop rapide, éphémère et vide de sens dans la plupart des cas. Ce qui rétrécie considérablement les aires où des mecs comme Future, Travis Scott ou Joey Bada$$ sont déjà des anciens. Le moindre bad buzz, la moindre embrouille, la moindre incartade, le moindre méfait, la moindre sextape et malheureusement le moindre décès (pour peu que ce soit sous les balles ou par overdose) font de leurs instigateurs des icônes. Les réputations se font sur du bruit qui est démultiplié par les réseaux sociaux.
Notre époque (celle des presque cinquantenaires que nous sommes) a eu son lot d’idioties, de rivalités, de violences et de philosophie rétrograde. Mais on a eu droit à de la contestation, à du combat, à de la révolte et à plus de signification. On a eu des rappeurs devenu iconiques par leur mort mais qui avaient eu le temps d’installer un héritage comme 2Pac, Notorious BIG ou encore Sean P. Bref, on en pensera ce qu’on en voudra, tout cela constitue l’histoire de la culture hip hop. On peut ne pas s’y identifier de nos jours mais on ne peut pas l’ignorer. R.A. The Rugged Man a connu cette époque puisqu’il appartient à une des générations fondatrices. Au fil des années, il n’a fait que perfectionner son art et n’a pas cherché à coller aux époques. Il ne fera appel qu’à ses fondamentaux boom bap pour le rendre noble et non désuet. Son éternelle provocation est sa principale arme. C’est comme cela qu’il parodie un 6iix9ine et ses frasques sur « Legendary Looser » qui résume bien le concept de l’album.
Vous l’aurez deviné, « All My Heroes Are Dead » est une formule cynique pour signifier qu’il n’y a pas de héros parmi les rappeurs récents, beaucoup de faux dieux à vrai dire. Et pour l’étayer, il a invité une galerie d’artistes qu’ils admirent et qui sont bien vivants qui plus – est, c’est à dire encore bien actifs pour la plupart. On a parlé plus haut de Chuck D, il y aussi des membres du Wu Tang Clan dont l’année 2019 a été remplie de plusieurs documentaires (Ghostface Killah, Inspectah Deck, Masta Killa…), on note la présence des soldats des bas fonds que sont Vinnie Paz, M.O.P, Onyx ou Kool G Rap, sans oublier des légendes qui répondent présents quand il on leur demande (Ice-T, DJ Jazzy Jeff et Brand Nubian).
Mais rassurez-vous, R.A. The Rugged Man s’inscrit dans le temps présent. Il n’a que 46 ans et entend bien peser encore dans les prochaines années. Il transpose juste son regard avec ses yeux de « vétéran ». Sur son album, il laisse aussi de la place à la jeunesse. Elle est sans surprise incarnée par son protégé A-F-R-O (en excès de vitesse sur « Gotta Be Dope ») qui n’a encore que 23 ans et dont les portes d’une grande carrière sont ouvertes à condition qu’il s’active un peu.
L’intention de R.A. The Rugged Man n’est pas forcément de nous rabattre les oreilles avec le « c’était mieux avant » même si cela y ressemble. A travers l’album, il souhaite remettre les vraies valeurs au centre des débats. Pour se faire, il utilise cet effet miroir qui nous met devant nos propres contradictions. Il retourne la réflexion et la vision qu’on a du passé. Pour le hip hop, les années 80 et 90 ne sont pas « bizarres », c’est la manière dont on les contemple qui n’est pas correcte. Il nous invite à reprendre les codes vestimentaires des golden years sans les rebaptiser « vintage », à acheter des vinyles pour le son et pas parce que c’est à la mode, à suivre ceux qui génèrent du sens et non des followers. Amen.
L’album « All My Heroes Are Dead » se procure en digital ou en physique.
TRACKLISTING :
01. All My Heroes Are Dead (The Introduction)
02. Legendary Loser
03. Golden Oldies (feat. Atmosphere & Eamon)
04. Wondering (How To Believe) (feat. David Myles)
05. Dragon Fire (feat. Ghostface Killah, Masta Killa, Kool G Rap & XX3eme)
06. All Systems Go
07. Cancelled Skit
08. Angelic Boy
09. Gotta Be Dope (feat. A-F-R-O & DJ Jazzy Jeff)
10. First Born (feat. Novel)
11. E.K.N.Y. (Ed Koch New York) (feat. Inspectah Deck & Timbo King)
12. Hate Speech
13. Living Throug A Screen (Everything Is A Lie) (feat. The Kickdrums)
14. Contra-Dictionnary
15. The Slayers Club (feat. M.O.P, Vinnie Paz, Onyx, Chino XL, Chris Rivers, Brand Nubian & Ice T)
16. Life of The Party
17. The Big Snatch
18. John John Skit
19. Who Do We Trust (feat. Immortal Technique)
20. Malice of Mammon (feat. Chuck D & Public Enemy)
21. Sean riP (feat. Shaun P)
22. The After Life (feat. Sarah Smith & Kelly Waters)
Nature Sounds – Avril 2020