Kanye West « Yeezus »

On dit de l’humilité qu’elle est un frein au génie. Un concept bien intégré par Kanye West qui pourrait même lui servir d’épitaphe maintenant que SAS West prétend au titre de Dieu. Oui, sur son nouvel album Kanye ne se contente pas d’être prophète en son pays, il est Yeezus. Et à croire que les chevilles qui enflent n’empêchent pas de courir après le succès (selon Kanye c’est le succès qui lui coure après) puisque si Kanye a donné un nom tiré d’une boussole (North West) à sa (future) fille, c’est parce que dans le rap, c’est toujours lui qui indique la direction. Son sixième album le prouve encore. Yeezus où l’art de la résurrection en hip hop, un flair intact et une œuvre totale aux antipodes de ce que l’on attendait de West.

On avait laissé Kanye seul dans son palais baroque My Dark Twisted Fantasy, grande réception du gotha du game (on vous épargne la liste) chez son ambassadeur et orgie d’orfèvres (de la prod). Puis, on avait recroisé Kanye avec Jay Z période transparence sur le patrimoine et des titres qui ressemblent à des débriefs de shopping via Watch The Throne. Qu’attendions-nous de Kanye sur son prochain LP ? Des punchlines sur l’évasion fiscale ? Un featuring de Kardashian ? Un nouvel album de haute-couture en hip hop ? En gros, à peu près partout où ses chevilles enflées par la mégalomanie pouvaient l’emmener. Donc partout mais pas dans la rue.

Oui, après l’ivresse et le stupre de My Dark Twisted Fantasy, Kanye sort un album – pour ne pas dire « gang bang des enfers » – parfaitement synchro avec l’austérité et le retour du cuir clouté. On fait preuve de mauvais esprit, c’est vrai, mais si de prime abord on ne voit chez Kanye redescendant dans les rues de son Chicago natal qu’un BHL du game, c’est que le bonhomme nous a habitué à des shoots d’égo peu compatibles avec la mansuétude vendue sur Yeezus. Prenez les rares interviews accordées pour promouvoir ce sixième album, Kanye se décrit humblement ainsi : “I am Axl Rose; I am Jim Morrison; I am Jimi Hendrix. I am the #1 living and breathing rock star”. Alors quoi, Kanye est le Bono du rap ? Le nouveau chantre des merdes sociales inhérentes au gouvernement Obama ? Tout en menant en parallèle une vie de rock star ? En gros, Kanye est un abbé Pierre coincé dans un corps de Mick Jagger.

Pas du tout. Pour comprendre Yeezus, il faut revenir encore avant My Beautifull Dark Twisted Fantasy. Avant de pouvoir convier tout le gotha du game comme on élabore un mariage princier (Rick Ross, Bon Iver, Kid Cudi, Raekwon, Nicki Minaj, Pusha T, John Legend sur un même album…) et de chiader ses productions comme un orfèvre du Tiercé de Pitchfork (qui lui donnera la note suprême d’ailleurs, Kanye touchait déjà les cieux à l’époque) Kanye était déjà un phénomène pop à l’époque de « Gold Digger« . West a opéré un vrai coup d’état dans la pop culture, s’y est installé durablement, et finit par devenir culte en forçant celui de sa personne. Symptôme de la popularité de masse, Kanye engraissait plus les colonnes de gossip que les pages culture, West était roi et s’il quittait son trône (après l’avoir glorifié avec Jay Z) c’était désormais pour occuper le siège du n+1 : Dieu.

Ainsi est né Yeezus, dont le titre est une contraction de son surnom Yeezy et de Jesus. Yeezy doit être sujet à une sorte d’allergie à l’humilité. Si à première écoute on a le sentiment d’avoir entendu le dernier album de Nine Inch Nails, un parallèle avec My Beautiful Dark Twisted Fantasy et Watch The Throne finit par s’imposer. Là autrefois où la figure d’opprimé exprimait son salut par l’orgie financière, le stupre et le trendsetting, dans ce Yeezus la même fixation sur le statut s’exprime via une volonté d’élévation messianique. Eh oui, vous pensiez que dans le game personne ne vous entendra prier ? Ça n’est plus le cas depuis l’avènement de Yeezus. Ironique donc que la fureur issue de cet album semble sortie du cul du diable (Kanye qualifie lui-même Yeezus de one-man gang-bang). L’enfer doit être pavé de ce genre de productions pilotées par RZA, TNGHT, Daft Punk, Gesaffelstein, Evian Christ, Hudson Mohawke et surtout le légendaire Rick Rubin. Mais cette liste ne serait vraiment exhaustive qu’en mentionnant Young Chop dont la présence est symbolique d’un fait ultra important chez Yeezus : le retour de Kanye à Chicago.

Lorsqu’il revint du Mont Olympe, Yeezus introduisit toute la brutalité du monde dans son album. Un post-indus écho à l’austérité, un dépouillement reflet des crises économiques, une brutalité répondant au racisme et à la violence de Chicago, sa ville natale où l’on répond désormais à un bonjour par des drive-by. On l’a vu et entendu un peu partout : la violence a Chicago a explosé, les passages en prison sont un moyen de prendre du grade dans la rue, se faire dessouder est un ticket pour la canonisation et cerise sur le ghetto : les tueurs et leur cible ont généralement entre 15 et 17 ans. Dans ce contexte est né la drill music, hip hop guerrier incarné par Chief Keef (dans l’album et dans le game), 17 ans et dont la présence (entre deux séjours à l’ombre) sur Yeezus (y compris celle de son producteur Young Chop) est un énorme symbole. Le drill où la rue sous toutes formes, dans les textes, dans les têtes, dans les clips… Un moyen de recoudre le cordon ombilical avec la rue pour un Kanye désormais familier des podiums et aux achats de layettes pour North (nous avions voté pour Dirty South). On ne parle bien que de ce que l’on connaît dit l’adage, Kanye connaît désormais son hood par procuration.

Dans ce bourbier de sang, rien d’étonnant à retrouver du dancehall (des samples de Cappleton ou Beenie Man) genre roi d’une contrée où la violence est reine (un des taux les plus élevés de crime par habitant du monde) et aussi une manière d’avoir encore le nez dans le sens du vent à une heure où la Jamaïque s’infuse doucement (à nouveau) dans le jeu U.S. Mais nous serions bien cyniques de ne voir dans la violence de Yeezus qu’un fond de commerce pour Kanye. À contre-pied de son propre mode de vie, West raconte sur New Slaves, les nouvelles entraves des plus défavorisés sont le bling et la ballin culture (en gros get rich or die tryin), dans Black Skinhead il se fait le chantre du désastre de la privatisation des prisons à Chicago et sur Blood On The Leaves le message est laissé au sample de Strange Fruit (repris par Nina Simone).

Définitivement Kanye ressemble à la bestiole de The Thing, un engin d’une autre sphère capable de prendre la forme du corps qu’il souhaite habiter. Passer de My Beautiful Dark Twisted Fantasy à Yeezus cela ressemble à Bernard Arnault devenu Gandhi. Et si finalement on veut se persuader que le plus gratuit des actes sur Terre ne l’est jamais vraiment, rassurons-nous en nous disant que Kanye s’offre la dernière chose qu’il ne pouvait pas s’acheter : un statut christique, transcender son statut d’Homme. Prochaine étape : monter sa secte ou son parti politique et devenir un martyr. Le seul moyen pour lui d’aller encore plus loin.

 

Kanye West Yeezus (Def Jam)

Sorti le 20 juin 3013